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de Londres, monotone et maussade, vers cette noire maison dont il n’a jamais secoué le marteau sans émotion. Plus volontiers, elle retourne vers cette résidence de campagne, vers ces pelouses sur lesquelles, dans les beaux soirs, Arthur Hallam se couchait pour lire Dante avec son ami. Lorsque la lune effleure les rideaux de son lit, il sait que ce rayon de lune « fait comme une gloire sur le mur au-dessus de sa tombe… Une flamme d’argent glisse lentement sur le marbre, éclairant l’une après l’autre les lettres de son nom, » et la date fatale… Fatigués de cette obsession, les yeux du poète se ferment enfin, et lorsqu’il s’éveille, il sait encore qu’à travers la brume qui pèse sur les champs et la mer, la première clarté de l’aube vient se poser sur la tablette de marbre et la fait luire dans la pénombre de l’église endormie.

Ces chants sont courts : ils n’ont que la mesure d’une pensée ou d’un sentiment. Le poète les compare à « un vol d’hirondelles, qui prennent leur essor, après avoir trempé le bout de leurs ailes dans une rosée de larmes. » Ces feuilles volantes, jetées les unes sur les autres, comme des pelletées de terre bénie sur le cercueil du mort aimé s’accumulaient dans un tiroir secret. Au bout de dix ans, il y en avait un monceau. Sur la première, en guise de titre et de frontispice, Tennyson écrivit les mots qui forment l’inscription tombale de Clivedon :


IN MEMORIAM

A. H. H.

OBIIT ANNO MDCCCXXXIII.


Un monceau de feuilles noircies n’est pas toujours un livre : essayons d’expliquer pourquoi In Memoriam en est un. Deux choses font un livre : l’ordre et l’unité. L’ordre fait défaut ; quant à l’unité, où la chercherons-nous ? Sera-ce cette jeune et attrayante figure d’Hallam, que nous sommes, en ouvrant le volume, désireux de connaître et disposés à aimer ? Cette curiosité n’est pas seulement frustrée, elle est châtiée par le poète. Loin de nous montrer son ami, il nous le cache. Après avoir lu cent pages, nous savons qu’il avait les yeux bleus, qu’il étudiait les lois, qu’il devait épouser une parente de l’auteur, qu’il avait voyagé avec lui sur le Rhin, qu’il se couchait sur l’herbe pour lire la Divine Comédie, enfin, qu’il habitait, à Londres, une maison noire. Ce n’est pas sur de tels détails que notre sensibilité peut s’émouvoir. En conclura-t-on que Tennyson n’a pas su, lui, le maître artiste, tracer une esquisse touchante d’une figure si bien connue et trop présente ? La vérité est qu’il a cherché bien moins à peindre qu’à idéaliser son ami, bien moins à fixer sa physionomie terrestre qu’à deviner sa physionomie