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lui apparaissait rayonnante d’évidence, éblouissante de clarté. Tennyson s’éclairait de ce reflet, s’échauffait à ce foyer. Hallam pensait en Tennyson ; il semblait user des facultés poétiques de son ami comme si elles eussent été siennes. Un coup de foudre vint briser cette amitié. Dans l’automne de 1833, on apprit tout à coup qu’Arthur Hallam, saisi d’un mal que les médecins n’avaient pu vaincre, avait succombé à Vienne en quelques jours.


II

Le poète écrivit sa douleur ; pour employer un mot aujourd’hui suranné, il la chanta. S’il y a des deuils muets, qui ne trouvent ni voix ni larmes, ce n’est pas celui-là. L’ami, séparé de son ami, n’est pas atteint dans ses parties vitales. Ses facultés sont surexcitées et non détruites par le chagrin. Ne soyons pas surpris s’il trouve des mots pour se plaindre, et si sa plainte le console. D’abord, c’est la stupeur, le morne abattement, ou la révolte de l’esprit, qui refuse de croire à la catastrophe. Cependant le corps d’Arthur Hallam est ramené par mer au lieu de son dernier repos. Lent et funèbre voyage au cours duquel la pensée de son ami le veille assidûment lugubre ou apaisée suivant que la mer gronde ou sourit. Enfin, le navire a rendu son triste fardeau ; le 3 janvier 1834, le jeune Hallam est couché sous les dalles de la petite église de Clivedon, où son sommeil sera bercé par le bruit lointain des marées qui montent et descendent le large estuaire de la Wye.

Et puis les jours, les semaines, les mois s’écoulent ; l’année ramène des dates chéries qui réveillent certains souvenirs. A Noël dans le petit cercle de famille, l’absence du mort est cruellement sentie ; sa gaîté et sa grâce manquent à la fête ; la vue de sa place vide fait monter des pleurs aux yeux. Douze mois se passent* Noël revient une seconde fois… puis une troisième. Les visages ont repris leur sourire, la fête son aspect accoutumé. Hélas ! « Le regret lui aussi, peut-il mourir ? » Seul, le poète reste fidèle. Aussi bien il ne lui est pas possible d’oublier. Comme autrefois il ne pouvait vivre sans son ami, à présent il ne peut vivre sans sa douleur. « Elle lui est nécessaire ; elle est la moitié de sa vie, » peut-être la meilleure. Elle prend toutes les formes ; elle se confond « avec chaque battement de la vague, avec chaque tressaillement du vent. » Au printemps, elle « devient la violette d’avril ; elle bourgeonne et fleurit avec tout le reste ; » puis, « elle se colore des feux de l’été » elle reflète les majestueuses tristesses de l’hiver. Quelquefois elle se déride et se pare ; elle a les coquetteries virginales d’une fiancée.

L’imagination du poète le conduit souvent vers cette longue rue