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existences qui rampent dans l’herbe ou sautillent dans les buissons, le plaisir de bondir dans les prairies ou de sommeiller dans les lieux déserts, deviennent tour à tour des causes d’exaltation ou de recueillement, d’attendrissement ou de joie. Quoi d’étonnant si, dans le Conte d’amour, les personnages pensent à peine, parlent peu, agissent moins encore, tandis qu’autour d’eux la nature déborde de vie et palpite de tendresse ! Camille et Julien se taisent, mais « le vent parle d’amour à la cascade, qui lui répond par le doux frémissement de ses eaux frissonnantes. Par instans, le vent paraît défaillir de volupté, puis il se ranime pour jeter un appel encore plus passionné… »

Ainsi, devant la femme comme devant la nature, c’est l’effacement, l’oubli, l’anéantissement délicieux de la personne humaine. Musique des mots, faculté de traduire les idées par des images, sentiment de la beauté qu’il ne sépare jamais de l’élégance, le poète possède déjà tous ses dons ; il ne se possède pas encore lui-même. Dans ces œuvres juvéniles de Tennyson, ce qu’on cherche et ce qu’on ne trouve pas, c’est Tennyson. L’instrument poétique est prêt : où est l’âme qui le fera vibrer ?

Songez qu’à cette époque, les poètes avaient cessé d’être modestes. Il était bien loin le temps où un madrigal glissé dans un bouquet, un quatrain heureux, inséré dans l’Almanach des Muses, suffisait à la réputation d’un homme, parfois à sa fortune académique. Les poètes parlaient maintenant de leur « fonction, » et même de leur « mission ; » ils se donnaient des noms augustes ; ils se parlaient à eux-mêmes avec une solennité biblique pour donner l’exemple aux autres. Par une prétention renouvelée d’Orphée et d’Amphion, ils entendaient que la société moderne se rebâtit en cadence, au bruit de leurs chants. Le bon sens du jeune Anglais répudiait ces exagérations ; mais, s’il n’aspirait pas à devenir un apôtre, ni un pasteur d’hommes, il ne se contentait plus d’être un virtuose, un joueur de flûte. Moins sincère, il se serait mis à la remorque d’une secte ou d’un parti ; il aurait pris pour piédestal une des philosophies qui se partagent le monde. Mais il avait la rare honnêteté de penser qu’avant de professer il faut comprendre, et qu’avant de pontifier il faut croire. Effrayé de se trouver si ondoyant et si divers, il travaillait à se saisir, à se concentrer, à s’enraciner dans une doctrine. Aussi se rapprochait-il de ce séduisant ami de sa jeunesse qui avait flotté comme lui, et qui, avant lui, avait jeté l’ancre. Chaque jour le spiritualisme d’Arthur Hallam devenait plus brûlant et plus affirmatif. Comme le héros de ce petit poème mystique que Tennyson devait écrire trente ans plus tard, il devait à sa pureté morale la nette vision du monde métaphysique. La vérité qui se dérobe à tant d’hommes, qui se montre à quelques-uns confuse et voilée,