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passion, on trouve dans son opéra des modèles de tous les caractères. Cet ouvrage a réveillé en moi la fureur de la musique, à laquelle mes occupations m’empêchent de me livrer, et que j’ai tant de peine à dompter malgré toute l’assistance que je reçois de la part des compositeurs français. M. Grétry est de Liège; il est jeune, il a l’air pâle, blême, souffrant, tourmenté, tous les symptômes de génie. Qu’il tâche de vivre, s’il est possible<ref> Grétry répondit à ce vœu; il ne mourut que quarante-cinq ans plus tard. </<ref> ! Il a passé dix ans de sa vie à Naples, et quand on entend son harmonie et son faire on n’en peut douter. Il a passé quelque temps à Genève et puis il est venu à Paris. J’ai quelque regret de le voir abandonner une langue divine pour une langue si ingrate en musique, mais si c’est là son arrêt de condamnation, qu’il s’y soumette et qu’il nous enchante! »

L’enthousiasme de Grimm pour Grétry ne souffrit point de refroidissement. « Cela est à tourner la tête, » dit-il du Tableau parlant. Il en vint à appeler l’auteur le Pergolèse de la France. L’amitié n’était pas étrangère à cette admiration ; une anecdote, rapportée dans la Correspondance, nous fait voir l’intimité qui s’était établie entre le compositeur et le critique. « Grétry, raconte celui-ci, voulant savoir mon opinion sur son travail, me pria, l’été dernier, d’entendre les principaux airs de Zémire et Azor. Le jour fut pris ; il se mit à son clavecin, et chanta sans voix, en maître de chapelle, c’est-à-dire comme un ange. Il s’aperçut aisément du plaisir que me faisaient la plupart de ces morceaux. A l’air du tableau magique, je dis comme aux précédens : Cela est charmant, mais je le dis d’un ton très différent, plutôt de politesse que de sentiment. J’attribuai d’abord à quelque distraction de ma part le peu d’effet que m’avait fait ce morceau; mais réfléchissant ensuite le soir, chez moi, sur ce phénomène, je crus en avoir découvert la cause, et comme le succès de cet air me paraissait de la plus grande importance pour le succès de la pièce, j’allai voir l’auteur le lendemain matin pour lui faire part de mes réflexions. Grétry me laisse dire et me répond : « Je me suis bien aperçu hier que mon trio ne vous plaisait pas, que vous ne l’aviez loué que par politesse; cela m’a tracassé toute la nuit et j’ai employé la matinée à le refaire. » En même temps il se mit à son clavecin et me chanta le morceau composé un moment auparavant ; il avait choisi mon ton et fait usage de toutes mes observations avant de les avoir entendues. Je l’embrassai et lui dis en sortant : « Je vois bien qu’avec vous les conseillers se lèvent trop tard ; ne touchez plus à ce diamant, il fera la fortune de votre