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qui allait, dans Childe Harold, devenir l’interprète de la haine nationale contre Napoléon. C’est à ce moment que naissait Alfred Tennyson, le second des sept fils qui vinrent successivement peupler le presbytère du docteur Tennyson dans le petit village de Somersby, où l’on comptait alors moins de cent habitans.

Lorsque, vingt ans plus tard, Charles et Alfred Tennyson entrèrent à l’université, les choses avaient bien changé de face. La génération poétique qui avait commencé avec le siècle, s’était, pour ainsi dire, dévorée elle-même. Les plus jeunes et les plus grands étaient prématurément tombés ; les autres approchaient du terme, ou devaient se survivre obscurément, laissant le champ libre à une nouvelle race intellectuelle. La guerre était finie, les peuples s’embrassaient, l’activité se tournait vers le progrès social. En Angleterre, l’émancipation des catholiques et la réforme parlementaire étaient dans l’air ; partout des sociétés se fondaient pour la libre discussion et l’examen des problèmes politiques.

A Cambridge, Alfred et Charles, obéissant à ces affinités qui se font jour si rapidement dans les grandes réunions de jeunes gens, firent partie d’un petit cénacle où l’on dédaignait les amusemens traditionnels de la vie universitaire, les grossières escapades et les nuits passées à boire. Là, se rencontraient Merivale, Monckton-Milnes, Trench, Henry Alford. Tous devaient tenir une plume, marquer leur place dans l’état, dans l’église ou dans les lettres. On se réunissait chez l’un d’eux ; dans une modeste chambre d’étudiant ou sur le gazon des pelouses académiques, on agitait sans se lasser les questions de la vie et de la mort, l’avenir des âmes aussi bien que celui des sociétés. Souvent, on jouait, entre soi, des fragmens de Shakspeare. Un grand garçon, d’humeur vagabonde et joyeuse, alors activement occupé à gaspiller son patrimoine, venait parfois se joindre au groupe : on l’appelait Thackeray. Mais l’âme du petit cercle était Arthur Hallam, le fils du vénérable historien. Nature ardente et fine, rigoureuse et tendre, sous une enveloppe attrayante et avec des dehors presque féminins, le jeune Hallam exerçait sur ses compagnons un ascendant étrange, fait de charme et d’autorité.

Les sept fils que Mrs Tennyson avait mis au monde ont fait des vers : un seul fut poète. Au début, il était malaisé de distinguer la vocation durable de ce qui n’est, la plupart du temps, qu’une floraison printanière de l’imagination. Même avant d’entrer à l’université, Alfred avait publié, conjointement avec son frère Charles, chez un petit imprimeur de province, un modeste volume auquel personne ne prit garde. Il n’en fut pas de même du poème intitulé Tombouctou. L’université le couronna, bien qu’il s’écartât des formes classiques, et l’Athenœum, rendant compte à ses lecteurs de cette