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dont il fut quelque temps l’ami le plus intime. La musique les avait liés ; ils jouaient tous deux du clavecin, et Grimm bâtissait des paroles pour les airs de l’autre. Cette liaison avait conduit Grimm à des relations encore plus étroites, mais surtout plus durables, avec Diderot. C’est également Rousseau qui l’avait introduit dans l’hôtel du baron d’Holbach, dont il devint l’un des familiers, et à la Chevrette, chez Mme d’Épinay, à cette époque tout entière encore à Francueil. Grimm, au témoignage des Confessions, n’était pas depuis deux ans à Paris qu’il avait pris pied dans le grand monde, recherché et fêté de tous. La conséquence en était que le pauvre Jean-Jacques commençait à se sentir négligé. Les liens du nouveau Parisien avec l’Allemagne s’étaient également relâchés. Grimm écrit plus rarement à Gottsched et ne lui écrit plus qu’en français ; bientôt il ne lui écrira plus du tout. Je ne prendrai pourtant pas congé de cette correspondance sans en tirer un post-scriptum : « Mon adresse est à l’hôtel de Frise, rue Basse-du-Rempart, faubourg Saint-Honoré, sans autre qualité, car je n’ai plus celle de secrétaire du comte de Frise. Les gens de lettres de ce pays-ci aiment mieux n’être rien que d’être attachés à quelqu’un. J’ai suivi leur exemple ; je me suis fait un petit revenu d’une occupation littéraire et, quoique je n’aie plus l’honneur d’être attaché à M. le comte de Frise, j’ai pourtant celui de demeurer dans sa maison. Je vous supplie, monsieur, d’être exact dans les adresses pour la sûreté de vos lettres. » Il revient, une autre fois, sur cette question des adresses, à laquelle il paraît attacher une grande importance : « Je vous supplie de ne jamais me donner ni qualité, ni titre ; l’un et l’autre sont ridicules en ce pays-ci, où l’on trouve qu’un honnête homme ne peut rien porter de plus honorable que son nom tout court. » Grimm ne sera pas toujours si dédaigneux des titres ; lorsqu’il en aura, il ne trouvera pas du tout mauvais qu’on les lui donne. Mais le passage qu’on vient de lire nous avertit qu’un changement notable s’est accompli dans sa vie : Grimm a renoncé à la domesticité qu’il s’était habitué dans sa première jeunesse à regarder comme sa destination naturelle ; c’est à sa plume qu’il a pris le parti de demander la fortune ou du moins l’indépendance.

Rappelons, avant d’aborder l’histoire littéraire de Grimm, deux passions romanesques et malheureuses qu’il éprouva dans les premières années de son séjour à Paris. La première, au dire de Meister, resta toujours un secret pour celle qui l’avait inspirée, une princesse allemande, sans jeunesse, dit-on, sans beauté et même sans esprit, mais à qui Grimm n’en avait pas moins voué en secret un attachement exalté. « Cet amour, pour être le plus pur, le plus platonique du monde, n’en dévorait pas moins son cœur et son imagination.