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que, sans carrière et cherchant fortune, il s’était décidé à la chercher au loin et n’attendait qu’une occasion. Elle ne tarda pas à se présenter. Son élève, le plus jeune des fils du comte de Schœnberg, était envoyé à Paris, probablement pour un court séjour, car son âge n’en comportait pas davantage, et Grimm fut naturellement désigné pour l’accompagner. Ce n’était pas tout, cependant, que de franchir les distances; une fois à Paris, il fallait y vivre. L’intérêt qu’on lui portait dans la famille Schœnberg dut l’y aider. Le jeune aventurier était d’ailleurs, avant même son départ de Ratisbonne, en relations avec le baron de Studnitz, qui, sans mission régulière, représentait le duc de Saxe-Gotha en France. Or le jeune prince héréditaire de cette maison était justement en séjour à Paris, avec gouverneur, chapelain, tout un établissement, de sorte qu’il ne fut pas très difficile de trouver près de lui une position provisoire pour notre Melchior. « Il servait de lecteur au prince, dit Rousseau, en attendant qu’il trouvât quelque place, et son équipage très mince annonçait le pressant besoin de la trouver. » Rousseau est si mauvaise langue, si sujet à caution dans tout ce qui regarde son ancien ami, que j’ose à peine noter l’accusation d’avoir demeuré quelque temps « chez des filles du quartier Saint-Roch. » Ce qui est certain, c’est que le provisoire même qu’il avait dû accepter, ainsi que les protections qui le lui avaient procuré conduisirent bientôt Grimm à une situation plus sortable. Le comte de Frise[1], compatriote du comte de Schœnberg, entendit parler du jeune étranger et, celui-ci lui ayant plu, il se l’attacha comme secrétaire. Le secrétaire, raconte Marmontel, ne tarda pas à devenir l’ami intime de son patron, brillant officier de vingt ans, d’une jolie figure, d’une grande fortune, de beaucoup d’esprit et fort livré au plaisir. Un homme qui, malgré sa propre jeunesse, montrait un caractère sûr, et qui pouvait être le confident d’une vie de dissipations sans s’y abandonner lui-même ni perdre la tête, cet homme devait être précieux à un étourdi tel que Frise. Lorsque, trois ou quatre ans plus tard, Grimm entreprit la Correspondance, y trouva son gagne-pain, mais eut en revanche besoin de tout son temps, il quitta le service du comte tout en continuant de demeurer chez lui.

Si Grimm, avec son sens pratique imperturbable, ne perdit jamais de vue l’essentiel, c’est-à-dire sa fortune à faire, son avenir à assurer, ce n’est pas à dire pour cela qu’il restât étranger aux plaisirs qu’une ville comme Paris offrait à ses vingt-cinq ans, plaisirs

  1. Proprement Friesen, mais Besenval, Marmontel et Grimm lui-même, dans ses lettres à Gottsched, écrivent constamment Frise.