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et les Idylles du roi. Le moment nous semble venu d’offrir au public une vue d’ensemble, et comme un fil conducteur à travers cette œuvre touffue, mystérieuse, variée d’aspects, d’un accès difficile aux étrangers.

La nouvelle méthode critique veut qu’on s’abandonne à l’écrivain au lieu de le juger, qu’on s’en pénètre, qu’on s’en imprègne, qu’on s’en grise ; puis que l’on lasse, par un choix de mots puissans et capiteux, partager cette ivresse au lecteur. Cette critique turbulente et passionnée n’aurait ici rien à faire. On ne s’enivre pas de Tennyson, on le déguste. Pour l’entendre, il faut faire appel aux facultés les plus délicates ; il faut le sentir dans les conditions où il a écrit : dans la solitude, dans le calme, dans l’oubli ou le dédain des vulgarités, dans le silence des ambitions et des appétits, dans la paisible plénitude de la puissance intellectuelle. Débarrassée du lest qui l’alourdit, l’intelligence s’élève peu à peu avec le poète vers les régions supérieures de l’art. Là, elle se baigne dans l’air libre des hauteurs, et, comme sur une cime, voit se dérouler au-dessous d’elle le monde des idées.


I

Ce siècle avait neuf ans. L’Angleterre était riche en poètes, mais elle ignorait une partie de sa richesse. Crabbe, dans sa petite paroisse de l’est, allumait le fou avec ses manuscrits de jeunesse. A l’autre bout du royaume, Wordsworth, enfermé dans sa maison par l’hiver, écrivait lentement l’Excursion, et rêvait aux moyens de retremper la poésie dans ses sources. Coleridge lisait Goethe et s’enveloppait d’un nuage d’opium. Southey, médiocre et laborieux, entassait, pour nourrir sa famille, les histoires sur les épopées. Thomas Moore se débattait contre des responsabilités pécuniaires, au milieu desquelles il oubliait un peu la muse lyrique et la patrie irlandaise. Campbell, en qui finissait l’école classique, cherchait, sans le trouver, un pendant à l’Ode sur la bataille de Hohenlinden. Rogers, banquier et poète, donnait à dîner. Savage Landor courait le monde, se faisant partout des querelles et fondant des « prix de régicide. » Charles Lamb griffonnait les Essais d’Elia sur un pupitre de la compagnie des Indes. Keats broyait des drogues chez un apothicaire, tout en dévorant un volume de Spenser. Shelley sortait d’Eton, et se préparait à étonner l’université de ses froides audaces. L’Angleterre était tentée de prendre pour un Homère, — le mot est de George IV, — le greffier de la cour des sessions d’Edimbourg, qui venait de publier le Lui du dentier ménestrel et Marmion. Mais cette année même paraissaient les Heures de paresse : c’était le premier volume de vers d’un jeune homme inconnu, de lord Byron,