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LORD TENNYSON

Il y a plus de vingt ans que M. ‘laine et M. Émile Montégut, avec l’autorité qui leur appartient, ont fait connaître Alfred Tennyson aux lecteurs de cette Revue. Depuis lors, l’œuvre du poète anglais a doublé d’étendue. Grâce à des remaniemens successifs et à d’incessantes retouches, la partie ancienne a changé d’aspect. L’écrivain s’est engagé dans des voies nouvelles ; on a découvert un second, ou plutôt un troisième Tennyson, et les relations de l’auteur avec la critique et le public ont été profondément modifiées par cette découverte. Récemment il a reçu la plus haute consécration dont disposent, en Angleterre, les pouvoirs publics : il s’est assis dans la chambre des lords, en attendant qu’il aille reposer à Westminster. Déjà il savoure, par avance, les honneurs un peu monotones de l’immortalité et se sent chaque jour devenir dieu. Le culte de Tennyson est organisé ; il a ses rites, ses initiés, ses légendes ; il a même ses sceptiques et ses athées, dont les manifestations varient du sourire à l’insulte. En sorte qu’il ne lui manque rien de ce qui constitue aujourd’hui un dieu, pas même d’être blasphémé.

Une légion de commentateurs a commencé de se distribuer ses œuvres. Quelques-uns cherchent le système poétique ; les plus nombreux dégagent le dogme et la leçon morale ; d’autres font leur étude de ce qui est obscur, et leurs délices de ce qui est inintelligible. Dans le lointain, on entend un pas pesant ; ce sont les Allemands qui s’approchent. Mais la proie est vivante : l’heure du scoliaste teuton n’a pas encore sonné. En France, Tennyson est étudié comme un classique, et le conseil de l’instruction publique a, par une sélection judicieuse, inscrit sur nos programmes Enoch Arden