Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/700

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on ne trouverait pas de nos jours un historien des mœurs, formé à l’école des frères de Goncourt, qui ne donnât et de grand cœur toutes les histoires de Voltaire, avec l’Esprit des lois par-dessus le marché. Les histoires des historiens ne sont que la contrefaçon de l’histoire ; c’est la nouvelle à la main et le refrain de vaudeville qui en sont la réalité. J’ai donc raison de signaler à l’attention de ceux qui n’en font pas tout le cas qu’il faudrait, la chanson de café-concert.

On dit que la musique en est horriblement vulgaire, et je le veux bien ; comme aussi que les paroles n’en sont pas dénuées seulement d’esprit, mais encore et surtout de sens, et je ne dis pas le contraire. Car pourquoi le dirais-je, si c’en est justement le premier mérite ? Il n’est pas si facile qu’on le croit de vider les mots d’une langue de tout ce qu’ils contiennent de sens. Quelques Parnassiens de la décadence, M. Stéphane Mallarmé, par exemple, ou M. Paul Verlaine, ont vainement essayé de lutter d’incompréhensibilité avec la chanson de café-concert. Et les auteurs de monologues sont venus à leur tour, et ils ont approché d’un peu plus près le but, mais cependant ils ne l’ont pas atteint.


Au bal du Lézard mécanique,
Tout’ la noc’ se fit trimbaler ;
Greluchet qu’ador’ la musique
Au bal ne pouvait plus rester.
— Je vous retiens pour la première,
Me dit l’ cipal très galamment
— J’ lui répondis : Brave militaire,
C’est impossibl’, car en c’ moment
Ça m’ gratt’ dans le cervelet ;
Mais j’vous jure qu’c’est pas d’ a faute
Si j’ai pris un plumet
À la noce à Greluchet.


J’ose dire il n’y a pas de monologue ou de sonnet « déliquescent » qui vaille pour moi ce seul couplet. J’en aime tout : le rythme vulgaire, le désordre des idées, la trivialité hardie de l’expression. Car c’est aux sources de l’argot populaire, on le sait, que les idiomes vieillissans se retrempent ; ces faiseurs de chansons qu’on dédaigne parlent déjà le français de l’avenir ; et aux temps de la décadence romaine, dans les cafés-concerts de Lutèce ou d’Augustodunum, on n’écorchait pas autrement le latin. Je n’aime pas moins, quand leur style s’élève, leur façon de traiter l’histoire :


C’était un beau soir à la brune,
Paris dormait bien tranquill’ ment ;
Henri IV, en r’ gardant la lune,
S’mit à rêver amoureus’ ment.