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gratuit sur les chemins de fer allemands, son intention était d’écarter de cette assemblée les parlementaires qu’il n’aime pas, ceux pour qui la politique est un métier. Il a été déçu dans son espérance, car la composition du Reichstag ne diffère pas sensiblement de celle de la chambre prussienne, qui est dotée d’indemnités. Il s’est vengé dernièrement de sa déconvenue en réduisant l’usage des cartes de circulation. On citait un député qui, durant une session de huit mois, avait parcouru gratuitement plus de 17,000 kilomètres sur les voies ferrées. M. de Bismarck exige que désormais les cartes ne servent plus qu’à l’aller et au retour des députés domiciliés hors de Berlin. A ceux qui s’en plaignaient il a répondu : « Ne nous parlez pas d’obligations, nous ne sommes pas tenus de vous faire voyager. Si vous dites que les petits cadeaux entretiennent l’amitié, à la bonne heure ! mais il faut d’abord pour cela qu’il y ait amitié. » Tant de tracasseries seront en pure perte ; les politiciens de profession ne se laissent pas si facilement rebuter. Ils tiendront ferme, ils ne céderont pas la place aux enfans gentils et sages, qui ont de bonnes manières et qui écoutent plus qu’ils ne parlent. Il y aura toujours et dans le parlement impérial et dans le parlement prussien des gens qui trouveront que tout n’est pas pour le mieux ; oubliant les égards qui sont dus aux nerfs du chancelier, ils s’agiteront, ils feront du bruit, et chaque fois qu’il crèvera leur tambour, ils auront bientôt fait de s’en procurer un autre.

M. de Bismarck a ses utopies. Il rêve d’avoir affaire à des chambres où il n’y aurait point de partis, où libéraux, catholiques, conservateurs s’empresseraient à l’envi de sacrifier sur l’autel de la patrie leurs préférences personnelles, leurs idées favorites, les croyances qui leur sont le plus chères, où il suffirait de déclarer que telle loi est nécessaire à la sûreté de l’état, que l’ouverture de tel crédit est indispensable à la grandeur de l’empire, pour que chacun s’inclinât, sans se permettre de chicaner le gouvernement, ni même de le questionner. Dans la séance du 4 mars de cette année, il disait au Reichstag avec une sincérité qui avait son éloquence : « Pour moi, messieurs, la cause nationale est la question unique, sans cesse présente à ma pensée, une question qui trouble le sommeil de mes nuits, qui m’ôte le calme pendant le jour et me pousse à venir ici, dans l’âge avancé où je suis, épuiser le peu de souffle qui me reste en d’inutiles réponses à de vaines objections. Or c’est précisément l’amour de notre nation, de notre patrie, qui sommeille d’habitude chez M. le député Richter; parfois cela lui revient au cœur et alors il s’y laisse aller. » M. Richter, à qui on reprochait ainsi son patriotisme intermittent, pouvait répondre que la patrie n’est pas tous les jours en danger, que le salut public n’est pas intéressé dans tous les débats parlementaires, que parmi ces questions de partis que M. de Bismarck traite de misérables bagatelles,