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ne sommes plus des inconnus les uns pour les autres; les forces respectives ont été mesurées aussi exactement qu’avec un dynamomètre. Il n’y aura de surprise pour personne.


V.

L’empire d’Ahmadou est un fantôme, un mirage : ce qui a une existence réelle, ce sont les indigènes. Or, après le malentendu de Dio, ils ont bien vite reconnu de quel côté était leur intérêt. Ils suivent avec une attention joyeuse nos progrès dans la région : M. Gallieni, presque prisonnier à Nango, au cœur même des états d’Ahmadou, constatait l’immense retentissement produit dans toute la vallée du Niger par nos premiers succès. « Ici même, écrit-il, les habitans du village ne peuvent s’empêcher de marquer leur satisfaction, et plusieurs ont demandé à nos tirailleurs s’ils croyaient que la colonne française viendrait jusqu’ici pour les délivrer d’Ahmadou et des impôts vexatoires qui pèsent sur eux. » Sur le chemin du retour, le voyageur a la même impression. Partout les chefs de village accourent à lui, déclarent se placer sous le protectorat de la France, qui seule peut les défendre contre les razzias des Toucouleurs. L’empressement qu’ils mettent à signer les traités contraste avec les hésitations, les marchandages, les arrière-pensées, les traductions infidèles du sultan de Ségou. Notre intérêt à nous est aussi très clair : nous devons prendre appui, non sur ceux qui, suivant l’aveu de l’almamy de Mourgoula, regrettent de ne pouvoir plus « manger comme poissons » les indigènes, non sur ceux qui ne connaissent de loi que la haine du chrétien et de commerce que la traite, non sur ceux qui ne savent que détruire, mais sur ceux qui veulent la paix, qui travaillent, qui produisent et qui alimentent nos factoreries. Nous n’avons pas besoin de faire la guerre au sultan de Ségou; l’état de paix incertaine que nous entretenons avec lui, la défensive peureuse où nous l’avons réduit, servent mieux nos intérêts. Parmi tant de causes de dissolution pour son empire, la plus active, c’est notre présence dans le pays, sur son territoire et sur son fleuve. Nous n’avons qu’à laisser faire. Placés au centre de ses états, au point de jonction de ses royaumes dispersés, nous assistons, l’arme au bras, à la lente et infaillible dissolution de son empire. Chaque kilomètre de voie ferrée qui se construit au Sénégal avance d’autant le dénoûment inévitable. De loin, comme de près, nous pesons sur lui.

Nous pouvons prendre sur le fait le mouvement de renaissance dans le pays occupé par nous. Quand M. Gallieni partit pour Ségou, il n’avait rencontré sur son chemin que des populations misérables, inquiètes du lendemain, affamées, nues, et pour lesquelles