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trouvent jetés à la rue : Lulli a obtenu du roi la salle du Palais-Royal pour y installer l’Opéra. Il avait, cependant, de grandes obligations à Molière, qui l’avait pris, encore obscur, pour collaborateur, et, trois ans auparavant, lui avait prêté 11,000 livres; mais le Florentin était le moins scrupuleux des hommes, un « ténébreux coquin, » disait Boileau. La situation semblait désespérée pour La Grange et Armande ; plus forte que leurs résolutions, la nécessité les mettait à la merci de l’Hôtel. Cette réunion dont ils n’avaient pas voulu, deux mois plus tôt, les voilà maintenant obligés de la solliciter : on la leur refuse, et avec dureté. Par bonheur, il se trouvait rue Guénégaud une belle salle de spectacle, avec le plus complet matériel du temps, installée par le marquis de Sourdéac et M. de Champeron. De concert avec son beau-frère Boudet, curateur de la fortune de Molière et tuteur de sa fille mineure, Armande exige de Lulli le remboursement des 11,000 livres qu’il doit à la succession de son mari, et, le 23 mai 1673, c’est-à-dire le lendemain du jour où elle a fait acquitter sa créance, devançant les comédiens du Marais, qui avaient, eux aussi, des vues sur la salle Guénégaud, elle achète à Sourdéac et à Champeron la rétrocession de leur bail et de tout leur matériel, et les associe aux bénéfices de l’entreprise nouvelle. Si les comédiens du Marais avaient jeté les yeux sur le théâtre Guénégaud, c’est qu’ils se trouvaient, eux aussi, dans un grand embarras; le centre de la vie parisienne s’étant déplacé, ils se morfondaient dans leur salle vide. Devancés, ils perdaient leur dernière chance de salut : le 23 juin, une ordonnance de Colbert les réunissait à la troupe de Molière, et, le 9 juillet, celle-ci, augmentée de ces utiles recrues, commençait ses représentations rue Guénégaud. L’examen du registre de La Grange ne laisse aucun doute sur la part qu’il prit à cette série de négociations : accord avec Boudet, association avec Sourdéac et Champeron, fusion avec le Marais, on voit ou on devine sa main partout. Il ne se met jamais en avant et ne se vante de rien, mais il agit avec son activité et sa discrétion habituelles. Ainsi, de concert avec la veuve de son maître, en face de l’Hôtel de Bourgogne et de Lulli, il ressuscitait, pour leur foire à tous deux une rude concurrence, la troupe à demi morte de Molière.

Cependant, si l’on était assuré de vivre, les jours d’épreuve n’étaient point finis. En partie renouvelée, la troupe n’avait plus la cohésion d’autrefois. Comédiens du Marais et associés affichaient des prétentions gênantes ; les femmes, surtout, jalousaient Mlle Molière, qui, à la possession des plus beaux rôles, joignait la qualité de directrice du théâtre, sans l’énergie nécessaire pour imposer sa volonté. Bientôt un long procès éclate avec Sourdéac et Champeron, qui prétendent s’ingérer dans le choix des pièces nouvelles,