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discuter sentiment avec la précieuse Armande et de persifler Trissotin, La Grange emporte sous son bras le gros registre de la troupe, s’enferme, se déshabille, et, dans le grand silence du théâtre tout à l’heure si bruyant, tire de son tiroir son registre à lui, sa plume, son pinceau, et se met à faire des additions, des anneaux et des losanges.

Ce registre est tellement une œuvre personnelle qu’à le feuilleter on pénètre vite dans la connaissance intime de celui qui le tenait ; rien ne nous échappe de son caractère et de ses goûts. D’abord, il n’y a pas, chez ce comédien, trace de cabotinage, de cette vanité absorbante qui tire tout à elle et se subordonne tout. La Grange ne parle jamais des services nombreux et divers qu’il rend à la troupe ; il faut les deviner par la nature des faits eux-mêmes. S’il prête de l’argent à ses camarades au début de l’installation au Palais-Royal, s’il intervient, comme représentant ou conseil, dans toutes leurs affaires d’intérêt, il ne songe pas une seule fois, je ne dis pas à grossir, mais à marquer l’importance de ce qu’il a fait ; il se contente de l’indiquer simplement, brièvement, comme chose naturelle et normale. Une ou deux fois, il se trouve en discussion avec la troupe dans une affaire où, autant que nous en puissions juger, le bon droit était de son côté. Il écrit simplement : « Je n’ai voulu consentir jusques à ce jour d’hui que pour terminer tous différens et entretenir paix et amitié dans la troupe. J’ai acquiescé à la pluralité. » Une autre fois, il réclame contre une injustice doublement criante, d’abord parce qu’elle diminuait de moitié la part de Mlle de La Grange sans qu’elle eût démérité et ensuite parce qu’elle méconnaissait, par contre-coup, les services exceptionnels que lui-même rendait au théâtre : il ne se plaint même pas dans son registre, et c’est par une pièce officielle que nous connaissons sa réclamation. On a vu le soin et le luxe qu’il portait dans la composition de ses costumes. Comme plusieurs avaient été commandés « pour les plaisirs du roi, » il avait reçu 2,000 livres de gratification. C’était juste la moitié de sa dépense. Il se contente de le marquer en ces termes : « Comme ce que le roi donnoit n’étoit pas suffisant pour la dépense qu’il falloit faire, les dits habits m’ont coûté plus de deux mille autres livres. » Et c’est tout. Que de comédiens n’eussent pas manqué cette occasion unique d’opposer leur propre magnificence à la parcimonie de Louis XIV ! Sur ses affaires personnelles, son mariage, la naissance de ses enfans, ses maladies, la mort des siens, la mention précise et courte du fait : « Ici, je tombai malade d’une fièvre continue double tierce et j’eus deux rechutes. Je fus deux mois sans jouer. M. Du Croisy prit mon rôle d’Éraste. » Une seule fois, il laisse entrevoir son sentiment