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ou plutôt s’adaptant avec souplesse au caractère de chacun, il les marqua d’une empreinte qui était, chaque fois, une preuve de son intelligence et de sa consciencieuse fidélité à la pensée de Molière. C’est peu de chose, à l’abord, et une mince création, peu digne d’un chef d’emploi, que son rôle dans les Précieuses ridicules. Ce personnage, de condition moyenne, qui apparaît dans la première scène d’un petit acte pour ne reparaître que dans un dénoûment de farce italienne, cet amoureux rebuté que l’on ne voit même pas en présence de sa maîtresse et qui se venge en la mystifiant par procuration, nos jeunes premiers le dédaignent aujourd’hui et laissent le rôle, raccourci encore par de maladroites coupures, à des débutans ou à des utilités. Il n’en est pas moins le premier type de cette riche galerie d’amoureux qui décore le théâtre de Molière et il contient en germe ce qu’ils développeront de vérité nouvelle ; c’est le premier crayon de « l’honnête homme » amoureux, tel que le comprenaient les contemporains du poète et tel qu’on le trouve fixé sous un aspect définitif dans l’Alceste du Misanthrope, comme dans le Clitandre des Femmes savantes. Très différens en apparence, ces deux personnages sont deux faces d’un même caractère ; entre les deux et autour d’eux, la gradation est complète, et l’on s’éloigne de l’amoureux traditionnel par un effort toujours plus grand vers l’observation directe des mœurs contemporaines.

L’amoureux de théâtre dans la première moitié du XVIIe siècle ! On se rappelle le spirituel portrait qu’a fait Théophile Gautier de ce personnage conventionnel par excellence, toujours taillé sur le même patron, immuable dans ses sentimens, son langage, son costume, son nom même : le Léandre en un mot. Comédies héroïques ou pastorales, de mœurs ou d’intrigue, aucune ne saurait se passer de lui ; il est là, toujours là, avec sa figure régulière et fade, l’œil humide, l’incarnat sur la joue, la chevelure bouclée tombant sur le col de dentelle, l’éperon d’or sonnant à la botte et l’épée relevant le manteau. Dans cette jolie tête à peine deux ou trois idées, et sur cette bouche en cœur deux ou trois phrases qui reviennent toujours, retournées en cent manières selon les lois du jargon à la mode : éloges d’une beauté semblable à la sienne, sermens de fidélité, plaintes des tourmens qu’il endure et qu’un regard, un mot, peuvent guérir, invectives contre les parens et les rivaux, comparaisons de son cœur et de celui de sa maîtresse avec la flamme et le roc, la canicule et l’hiver, le brasier et le bloc de glace. Il mène une existence étrange, où se confondent le dédain absolu et le souci fiévreux des réalités de la vie : ni faim, ni soif, pas d’autres repas que des festins improvisés, l’or tantôt prodigué à pleines mains,