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non-seulement un grand homme, mais un brave homme, le reste compose un groupe assez mêlé. Madeleine Béjart a toutes les qualités féminines et masculines que l’on voudra, sauf la chasteté; son frère Louis est un belliqueux personnage, ami des rixes bruyantes et cité, à ce titre, dans les rapports de police ; de Brie un bretteur stupide ; Mlle de Brie, sa femme, une très accommodante personne ; du Parc un modèle de mari sans jalousie ; Mlle du Parc une brillante et volage amoureuse; joueur et ivrogne, coureur et endetté, Brécourt a la main trop prompte et tue non-seulement un sanglier devant Louis XIV, mais un cocher récalcitrant. Pris en corps, nous verrons que ces « étranges animaux, » comme les appelle Molière, n’étaient pas toujours faciles à conduire.

Gardons-nous donc de leur attribuer, comme une règle, des vertus bourgeoises qui ne pouvaient exister parmi eux qu’à l’état d’exceptions. Je me hâte d’ajouter que ces exceptions existent, et assez nombreuses. Pour rester toujours dans la troupe de Molière, Beauval était le modèle des époux ; sa femme une aigre, mais vertueuse matrone. Doux et pieux, du Groisy menait une existence très régulière, et, dans le village où il se retira après avoir quitté le théâtre, il sut inspirer à son curé une telle affection que le digne pasteur n’eut pas le courage de l’enterrer lui-même et délégua ce soin à un confrère. La Grange, enfin, a mérité tous les éloges que l’on peut accorder à un parfait honnête homme et à un excellent comédien; les contemporains le décorent à l’envi d’épithètes flatteuses. À ce titre, il sollicite déjà l’attention; mais il offre de plus cet intérêt qu’il fut, après Molière, l’âme de sa compagnie ; qu’il en a écrit l’histoire, sans s’en douter, et avec une exactitude d’autant plus grande; qu’il a donné la première édition complète et soignée des œuvres de Molière ; enfin qu’il a contribué de tout son pouvoir à la fondation de la Comédie-Française. Il ne s’agit pas de raconter sa vie : M. Edouard Thierry a rempli cette tâche dans une étude, vrai modèle d’information précise et d’élégance, qui ouvre le Registre de La Grange, publié lui-même avec un soin et un luxe dignes de la Comédie-Française. Il n’y a donc qu’à profiter des recherches de M. Thierry, à feuilleter le registre et à relire le théâtre de Molière pour se faire une opinion personnelle sur le caractère et le talent de ce rare comédien.


I.

Charles Varlet, qui, selon l’usage du temps, augmenta son nom, en montant sur les planches, d’un pseudonyme à tournure nobiliaire et, du nom de sa mère, se fit appeler le sieur de La Grange, n’avait