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pauvre dans sa dépendance ; elle comptait un clergé honoré et honorable, considéré même des gentils, tandis que parmi les mécontens se trouvaient souvent des hommes suspects de n’être mécontens que par orgueil, ou envie, ou convoitise. Enfin Cyprien avait par-dessus tout cela son illustration, son esprit et son éloquence.

Le schisme, à cette époque, ne pouvait être que local. Dans chaque cité romaine, les chrétiens avaient un chef, qui était l’évêque ; il n’y avait pas encore de chef reconnu du monde chrétien tout entier. On n’avait donc lieu ni d’attaquer ni de défendre une autorité qui n’existait pas. L’unité de l’église, prise dans son ensemble, n’était alors qu’une unité morale et idéale, mais sur laquelle se fondait l’autorité réelle et visible de chaque évêque en particulier. Maintenant il est clair que chaque évêque, pour tenir tête aux adversaires qu’il avait chez lui, ne pouvait mieux faire que de s’appuyer sur l’opinion, laquelle s’étendait beaucoup plus loin que son église. Il devait donc rechercher le concours moral des autres églises, c’est-à-dire des autres évêques ; mais il est clair aussi qu’en général il pouvait compter sur ce concours, puisque l’intérêt de tous était également de faire respecter l’épiscopat. Cyprien recourut constamment à cet appel, qui se faisait de deux manières. Tantôt il réunissait autour de lui les évêques voisins, qui trouvaient tout naturel de se rassembler à Carthage, dans la capitale de la province, et qui y formaient un concile ; tantôt il s’adressait par lettres à des évêques même très éloignés, par exemple à Firmilianus, qui, malgré son nom latin, était un évêque de Cappadoce.

Mais c’est avant tout l’église de Rome qu’il tenait à avoir pour lui, parce qu’elle avait sur les esprits une très grande autorité. En principe cependant, l’évêque de Rome n’était pour lui qu’un égal. Il n’avait, en effet, aucun titre qui le mit à part[1] ; Cyprien, en lui écrivant, me l’appelle jamais que « mon frère, » /rater. Je ne dis pas que l’évêque de Home n’eût pas lui-même de plus hautes prétentions. La grandeur de cette ville, qui s’appelait simplement la Ville, Urbs, comme capitale de l’univers, suffisait pour les lui inspirer, et il s’y ajoutait la tradition ecclésiastique qui faisait de Rome le siège de Pierre, sans aucune vraisemblance, mais la tradition était autorisée par la prétendue épître de Pierre, datée de Babylone (I, V, 13), qui, là sans doute, comme dans l’Apocalypse, signifie Rome. Cela donnait à l’évêque de Rome un orgueil que Tertullien, qui avait vécu dans cette église,

  1. Celui de papa se donnait alors, sinon à tous les évêques, du moins à ceux des grands sièges. Plusieurs lettres adressées à Cyprien le lui donnent. (Voir Du Cargo sur ce mot.)