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la concurrence de l’école latine des couvens ou la prédication populaire des ordres mendians qui parlaient la langue du peuple. Quelques faibles échos ont vainement essayé de répondre au concert des modernes troubadours catalans. A cette heure, la muse de Minorque n’est représentée que par des improvisateurs, la plupart illettrés, qui cultivent la chanson, le couplet, la complainte. Ces petites compositions ne manquent ni d’esprit ni de verve ; on les appelle gloses, mais ceux qui les font (glosadors) manquent trop souvent de goût et d’orthographe, quand ils savent écrire. Il est vrai que l’orthographe catalane est diabolique. Rien qu’à Manon, il y a trois systèmes en présence. Même anarchie à Majorque. L’académie des belles-lettres de Barcelone aura beau édicter des lois, elle ne rétablira point l’unité. Les uns prétendent suivre la tradition, bien que cette tradition soit un mythe ; les autres veulent que l’écriture soit conforme à la prononciation, sans réfléchir que cette conformité produirait autant d’orthographes qu’il existe de variétés dialectales. Ce qu’il y aurait de mieux à faire dans ce désordre, ce serait de compiler avec un soin extrême, sans rien oublier, un vocabulaire complet du catalan, embrassant tous les dialectes, remontant à la provenance, et, s’il était possible, à l’origine de tous les mots, un très grand nombre étant d’emprunt. Il n’y a probablement pas d’autre moyen d’établir une orthographe sensée et uniforme, et de préparer ainsi une sérieuse histoire de la langue et de la littérature catalanes. Voilà qui devrait préoccuper les grammairiens de Mahon. Quand ils auront fait pour leur dialecte ce que le laborieux Amengual a fait pour le sien, il ne restera plus qu’à compiler le vocabulaire du dialecte d’Iviça ; et alors seulement il sera temps de refondre, en le complétant, le dictionnaire d’une des plus riches langues novo-latines. Il est évident qu’un pareil travail veut qu’il soit tenu compte de la tradition, c’est-à-dire du passé. Rien de plus facile, du moins en ce qui concerne Majorque et Minorque, ces deux îles possédant une riche collection de documens authentiques, qui permettent de suivre l’évolution du langage depuis la conquête jusqu’à nos jours, durant un espace de plus de six siècles. Si les lettrés des Baléares, qui sont bons patriotes, voulaient prendre l’initiative de ce grand inventaire, ils rendraient un service essentiel aux savans voués à l’étude des langues romanes. Il n’y a point de temps à perdre, car les îles Baléares, après avoir été le dernier asile de l’idiome catalan, seront finalement envahies et dominées par la langue espagnole. L’issue est fatale, et beaucoup de symptômes autorisent ce pronostic.


J.-M. GUARDIA.