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qui courent parallèlement à la mer. Les cimes de cette longue chaîne se détachent sur un ciel pur, tantôt en lignes ondulées, tantôt en vives arêtes. L’espace s’ouvre parfois entre deux masses de rochers aigus, qui forment un abîme, et de profonds ravins, creusés par les torrens, sillonnent les pentes raides. Rien de plus varié que ces puissans contreforts, qui ressemblent à autant de forteresses inexpugnables. La merveille de cet horizon féerique, c’est le Montserrat, bien nommé à cause de sa configuration, montagne étrange de forme et d’aspect. A première vue, il apparaît comme un paquet colossal d’aiguilles gigantesques, puis comme un immense château-fort aux créneaux sans nombre ; enfin, comme une prodigieuse cathédrale aux mille flèches, bâtie par quelque génie infernal. Ce chef-d’œuvre de la terre en travail a les proportions et l’unité d’un édifice régulier : l’architecture inimitable de ce monument sans pareil ravit l’imagination la plus froide et captive irrésistiblement les regards. C’est la montagne sainte de la Catalogne, un des plus riches sanctuaires du monde, un des pèlerinages les plus fréquentés de l’Espagne, une pépinière de légendes populaires et de miraculeux récits. Isolé dans la plaine, sans tenir à rien, le Montserrat semble surgir du sol par enchantement, défiant les géans de la sierra ; il offre aux yeux un spectacle unique au monde. Aucun paysage n’a un pareil décor.

Les yeux éblouis de ce panorama grandiose se reposent avec plaisir sur les cultures de la plaine et sur la mer impassible et brillante que sillonnent quelques voiles latines. Leur apparition annonce la proximité d’un port. Encore quelques minutes, et la locomotive, jouant sa fanfare d’arrivée, traîne le convoi en gare de Tarragone. Rien de plus gai que cette descente rapide le long de la plage sinueuse. On passe littéralement au pied des rochers qui portent la ville, toujours fière et orgueilleuse de sa situation et de la grandeur d’autrefois. C’est une de ces antiques cités que les souvenirs du passé écrasent. Il en est peu qui aient un renom aussi glorieux et qui soient tombées d’aussi haut. Capitale de l’Espagne sous les Romains, rivale de Carthagène et de Carthage, reine de la Méditerranée occidentale, elle n’est plus qu’une ombre, un amas de ruines. Sa gloire évanouie a fait place au plus vulgaire des trafics. C’est là que les gros vins de Catalogne sont mélangés, selon la formule, avec les alcools allemands et expédiés en France. Des vignes superbes, du raisin délicieux, et un vin épais, foncé en couleur, grossier, désagréable à la vue et au goût. Il en est ainsi dans toute la région du littoral, des Pyrénées jusqu’au-delà d’Alicante. Les fléaux qui ont détruit, ou peu s’en faut, les vignobles français, ont enrichi les vignerons et les fabricans espagnols. Combien de temps durera cette