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sentent-ils odieux ou criminels. En effet, à leurs yeux, sans parler du reste, l’individu n’a droit à l’existence même que du fait d’une tolérance consentie par la communauté tout entière ; et c’est l’état seul qui donne au citoyen la permission de vivre, permission précaire et toujours révocable, au nom de l’intérêt et du salut publics. Ainsi l’entendait-on à Rome, ainsi l’entendait-on à Sparte. « Non-seulement en Grèce et à Rome, mais en Égypte, en Chine, dans l’Inde, en Perse, en Judée, au Mexique, au Pérou, dans toutes les civilisations de première pousse, le principe des sociétés humaines est celui des sociétés animales ; l’individu appartient à sa communauté, comme l’abeille à sa ruche, comme la fourmi à sa fourmilière ; il n’est qu’un organe dans l’organisme… Sous diverses formes, et avec des applications diverses, c’est le socialisme autoritaire qui prévaut. » Enivrés de leur dogme, les jacobins, par un prodigieux effort d’abstraction, supprimaient du passé de l’humanité vingt-cinq ou trente siècles d’histoire, et, remontant le cours des âges, ils prétendaient rétablir dans le monde une conception de l’état que l’état lui-même, dans son propre intérêt et dans celui de la civilisation générale, avait compris depuis si longtemps qu’il fallait abandonner.

Comme toutefois ce que cette conception a en soi de rétrograde ne saurait uniquement résulter de ce que les jacobins la renouvelaient des Romains et des Grecs ; et comme d’ailleurs le progrès n’est pas si continu dans l’histoire de l’humanité qu’il ne puisse y avoir avantage, parfois, à remettre en honneur de vieilles institutions, M. Taine a cru devoir établir son jugement par raison démonstrative. C’est ce qu’il a fait dans un remarquable chapitre de philosophie politique dont nous oserions dire que peut-être est-il le plus vigoureusement pensé de sa Révolution. Entre autres qualités, ce n’en est pas la moindre, ni surtout la moins originale, que de ne s’appuyer à aucun principe, religieux, métaphysique ou moral, qui dépasse la sphère de la pure expérience historique. Rien ici qui se présente ou qu’on nous veuille faire accepter comme conséquence d’une foi religieuse ou d’une conviction philosophique, aucun postulat qu’il nous faille accorder, aucun a priori dont on nous demande enfin défaire crédit à l’historien ; mais l’histoire, l’histoire seule, rien que l’histoire, et, en face d’elle, l’homme moderne, tel que chacun de nous n’a qu’à s’interroger pour le retrouver et le reconnaître en soi.

Depuis que les états modernes se sont élevés sur les ruines et les débris des cités antiques, deux mots nouveaux, et deux idées nouvelles, dont il est douteux que le Romain ou le Grec aient eu le vague pressentiment, se sont introduits dans le monde : les mots