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« vainqueurs, » qui s’étaient mis d’eux-mêmes, pour être vraiment vaincus, dans l’absolue nécessité d’être conquis à leur tour ? Quand on ne reconnaît de droit que celui du plus fort, ne s’enlève-t-on pas le droit de protester contre l’emploi de la force ? Ayant proclamé la guerre, n’est-il pas juste, et selon la nature, qu’on en souffre les lois ? et si, dans ce désordre, il est humain de plaindre les quelques victimes plus pures que tout parti qui tombe entraîne toujours avec soi dans sa ruine, traiterons-nous pour cela les vainqueurs en brigands ? C’est pourtant ce que M. Taine, quoique déterministe, fataliste, et naturaliste, a fait constamment dans sa Révolution, comme s’il ignorait, en vérité, que les révolutions, selon le mot célèbre, ne se font point à l’eau de rose, et que c’est même pour cette raison qu’on ne saurait trop éviter d’y pousser. « Supposez une bête de somme, nous dit-il quelque part, à qui tout d’un coup une lueur de raison montrerait l’espèce des chevaux en face de l’espèce des hommes, et imaginez, si vous pouvez, les pensées nouvelles qui lui viendraient à l’endroit des postillons et conducteurs qui la brident et qui la fouettent. » Mais, si la comparaison est permise, qu’aurait à faire l’espèce des postillons qu’à succomber du moins mal qu’il lui serait possible ? et si l’on repousse la comparaison, c’est-à-dire, si l’espèce des postillons n’en fait qu’une avec celle des chevaux, qui tranchera le débat, sinon encore et toujours la force ?

Un plus récent auteur, M. Aimé Chérest, dans un livre un peu pénible à lire, mais d’ailleurs très remarquable[1], a très bien fait ressortir une autre cause encore qui explique ce caractère social et en quelque sorte agraire de la révolution française. On s’en va répétant, d’une manière générale, qu’à la veille de la révolution, les privilégiés de toute origine étaient disposés à faire de tous leurs privilèges le plus complet et le plus généreux abandon. Quand ce que nous venons de dire ne suffirait pas à faire au moins soupçonner le contraire, le livre de M. Chérest le prouverait surabondamment. Qui ne connaît l’édit fameux de 1781 sur l’état des officiers ? celui qui, s’il eût été en vigueur sous Louis XV, eût empêché Chevert d’être lieutenant général et, sous Louis XIV, Fabert ou Catinat de devenir maréchaux de France ? Même esprit dans l’église : au XVIIIe siècle, ni Bossuet, le fils du conseiller de Dijon, ni Massillon, le fils du notaire d’Hyères, ni Fléchier, le fils du modeste épicier de Pernes, n’eussent pu devenir évêques. Et les Cahiers enfin nous sont garans que jusque dans ce que l’on appelait « la moyenne » et « la grande » robe, l’accès, si facile autrefois à tous, n’en appartenait

  1. La Chute de l’Ancien régime, par M. Aimé Chérest, 2 vol. in-8o. Paris, 1884 ; Hachette.