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l’enquête, la province, à peu près pour la première fois, et par conséquent la France, toute la France, est entrée dans une histoire qui n’avait guère été jusqu’alors que celle de nos assemblées révolutionnaires et de la populace parisienne. Grâce à la minutie de l’enquête, pour la première fois, sous le patriote idéal et abstrait de nos histoires classiques, nous avons pu discerner, selon la formule chère à M. Taine, « l’homme vivant, agissant, avec sa voix et sa physionomie, avec ses gestes et ses habits, distinct et complet, comme celui que nous venions de quitter dans la rue ; » — je dirais volontiers, et avec plus de vérité peut-être : comme un personnage des romans de Stendhal, de Balzac ou de Flaubert, qui sont trois maîtres dont M. Taine a subi fortement l’influence. Et grâce à la rigueur enfin de cette enquête, pour la première fois, M. Taine a saisi et montré le lien qui rattache les sanglantes horreurs de 1793 aux belles espérances de 1789, comme la suite à son commencement, la conséquence à son principe, et l’effet à sa cause prochaine. Là d’abord et surtout est l’originalité, la durable nouveauté du livre de M. Taine, ce qui distingue sa Révolution de toutes les autres histoires de la révolution. Nombre de documens, que la ‘paresse des uns avait négligé de consulter, ou que l’esprit de parti des autres avait jugé bon d’ignorer, y sont mis en lumière pour la première fois, et comme à la disposition de ceux-là même qui voudront au besoin s’en servir pour les retourner contre M. Taine.

Est-ce à dire que l’enquête ait toujours été conduite avec toute la prudence et toute l’impartialité que nous eussions voulues ? Les notes sont nombreuses dans ces trois volumes, plus nombreuses que ne le demanderaient la plupart des lecteurs, et surtout les exigences de la composition historique ; mais sont-elles toujours aussi probantes, c’est-à-dire, toujours puisées à des sources aussi sûres, et aussi pures, que le croit M. Taine ? Et je ne veux point parler ici de quelques « autorités » que M. Taine eût mieux fait de ne pas invoquer ou de ne consulter qu’avec plus de réserve : Casanova, Georges Duval, Montjoie, Soulavie, Beugnot même, et surtout ce Mallet du Pan, dont il abuse. Mais je pose la question comme il l’a posée lui-même, ou plutôt comme il l’a décidée sans l’avoir assez discutée : sur le degré de confiance que nous devons accorder en histoire, d’une manière générale, aux témoins oculaires ou soi-disant tels.

Comment d’abord M. Taine ne s’est-il pas aperçu que la légende révolutionnaire qu’il combat, et dont nous plaçons avec lui l’origine entre 1825 et 1830, s’y est formée, non pas « après la retraite ou la mort des témoins oculaires, » ainsi qu’il le dit quelque part,