Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/39

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne pensait même plus au danger. Cyprien nous dit que la foi était relâchée au point qu’il se faisait des mariages entre chrétiens et gentils. La persécution de Décius alarma d’autant plus qu’elle parut avoir un caractère nouveau. Jusque-là les Césars semblaient avoir laissé aux gouverneurs des provinces le soin d’appliquer à leur convenance et suivant les circonstances locales les lois contre les chrétiens[1]. Décius parait être le premier empereur qui ait eu le parti-pris d’étouffer la religion nouvelle, et qui par un acte souverain ait ordonné de procéder contre les chrétiens par tout l’empire à la fois[2]. Nous n’avons pas ses édits, mais nous voyons dans Cyprien que l’effet en fut terrible.

« Aux premières menaces de l’Ennemi[3], une foule de nos frères trahit sa foi ; moins abattue par l’effort de la persécution qu’elle ne s’abattit elle-même par une chute volontaire. Ils n’attendirent même pas qu’on les saisit, qu’on les fît monter là-haut[4], qu’on les interrogeât, pour dire non. Beaucoup furent vaincus avant l’action, terrassés sans combat, et ne se sont pas même laissé le mérite d’avoir l’air de ne sacrifier aux idoles que malgré eux. D’eux-mêmes ils couraient au forum, ils se précipitaient à leur perte, comme s’ils n’avaient pas depuis longtemps d’autre désir, comme s’ils embrassaient une occasion qu’ils avaient toujours appelée. Combien sur les lieux mêmes ont été remis au lendemain par les magistrats ! combien encore, pour qu’on ne leur fît pas attendre leur ruine, sont allés jusqu’aux prières ! Et beaucoup n’ont pas eu assez de se perdre eux-mêmes ; les uns entraînant les autres, tout un peuple s’est précipité à sa ruine ; ils se sont passé à la ronde le breuvage de mort. »

Cependant il y en eut qui confessèrent courageusement leur loi et bravèrent toutes les menaces. Il y en eut aussi qui prirent le parti de fuir, et l’évêque lui-même fut de ce nombre.

Je comprends que la fuite fût pour la foule des chrétiens un moyen de se préserver ; je ne comprends guère qu’un personnage aussi considérable que Cyprien put échapper à l’autorité romaine, si celle-ci avait bien voulu l’atteindre. Je pense qu’elle fermait les yeux, étant bien aise d’être débarrassée de la nécessité de sévir et

  1. Cependant un édit de Sévère, que mentionne Spartien, qui défendait de faire de nouveaux juifs et de nouveaux chrétiens, interdisant ainsi non le christianisme, mais la propagande du christianisme, a pu réveiller le zèle des magistrats.
  2. « Ad persequendos interficiendosque christianos feralia dispersit edicta. » (Orose, 7. 21, 2.) Mais il ne croyait pas sans doute avoir besoin de les tuer pour les faire disparaître.
  3. L’Ennemi, en style ecclésiastique, c’est le Diable, véritable auteur des persécutions, et dont les Césars ne sont que les instrumens.
  4. Au Capitole de Carthage.