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territoire italien ? Une heure viendrait où la besogne faite par ce bandit couronné, les tyrannies locales abattues, l’idée d’unité acceptée, un prince plus digne lui succéderait, commandant à une milice forte, permanente et ralliée à un seul chef. C’était là le rêve de Machiavel, quoi qu’on en dise, et quoiqu’on s’apprête, en Allemagne, à lui contester cette grande pensée. One fois l’idée conçue, le secrétaire florentin n’était pas homme à marchander les moyens d’exécution : c’est la seule explication à donner du livre du Prince et du jugement porté par Machiavel sur la personnalité d’un homme aussi odieux que César. En histoire, d’ailleurs, les faits dominent les intentions ; la plupart des actions héroïques dont on recueille encore aujourd’hui les bienfaits, ou dont on subit le châtiment, ont dû être accomplies sans longue préméditation et ne sont souvent que le résultat d’un besoin d’agir inhérent aux hommes fortement trempés. Qui nous dit que le fait de la descente de Charles VIII en Italie ne fut pas la suite de cet instinct, de ce besoin de voir et d’entreprendre ? Ici, Alexandre VI, dans une vue d’ambition personnelle, abat les barons romains ; bientôt, par le bras de César, il va supprimer les anciens vicaires de l’église, et, du même coup, mettre fin au despotisme. Que fait-il autre chose en réalité que de préparer l’œuvre qu’accomplira bientôt Jules II, c’est-à-dire la reconstitution du domaine temporel de l’église, la fondation d’une institution qui durera depuis 1510 jusqu’à 1860, conservant pendant plus de trois siècles la même forme de gouvernement, modifiée uniquement par les mœurs et les usages du temps ? Pie III, qui succède à Alexandre VI, ne s’y trompe pas, et Jules II lui-même, dès les premiers temps de son pontificat, se fait l’allié et le protecteur de César : « Filius dilectissimus, » ainsi le désigne-t-il dans ses premières bulles. Mais le jour où le grand pontife qui voulait uniquement fonder le pouvoir de l’église et étendre son domaine comprend bien la pensée personnelle de Borgia et pénètre son dessein de régner seul et de se substituer partout au saint-siège, il se décide à en finir, même par la trahison, avec celui qui n’est plus à ses yeux qu’un perturbateur de la paix publique et un ambitieux redoutable. C’est la raison d’état qui a tué César, et le parjure du roi catholique, qui l’a livré, a trouvé là son excuse.

On pourrait d’ailleurs prouver que le Valentinois avait un plan nettement conçu et qu’il l’a formulé à plusieurs reprises. Francesco Muria, duc d’Urbin, disait tenir d’un de ses secrétaires qui avait été l’un des familiers de César, que ce dernier répétait volontiers qu’il se ferait « roi d’Italie. » Il y a deux témoins de cette préméditation : l’évêque Soderini, d’abord, l’envoyé de la république de Florence, et Machiavel lui-même, qui dénoncera un jour à la seigneurie les projets du fils d’Alexandre sur la Toscane. Soderini, lui, fut trompé et séduit par le charmeur. Les Florentins, à la suite de la révolte