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de l’ordre et de la sécurité qui règnent désormais en Bosnie, ce sont les juifs. Déjà une grande partie du commerce est en leurs mains et bientôt beaucoup d’immeubles urbains y passeront également. Les plus entreprenans sont ceux qui viennent d’Autriche et de Hongrie. Les juifs bosniaques descendent des malheureux réfugiés qui avaient lui l’Espagne pour échapper à la mort, au XVe et au XIIe siècle. Ils parlent encore l’espagnol et l’écrivent avec des lettres hébraïques. Pendant mon voyage de Brod à Serajewo, j’entendis des voix féminines parler l’espagnol dans une voiture de troisième classe. Je vis une mère, avec le type oriental le plus marqué, accompagnée de deux filles charmantes, toutes trois en costume turc moins le yaschmak. Aspect étrange : qui étaient-elles ? d’où venaient-elles ? J’appris que c’étaient des juives espagnoles qui retournaient à Serajewo. Cette persistance à conserver les anciennes traditions est merveilleuse. Ces juifs ont complètement adopté ici les vêtemens et la façon de vivre des musulmans. Pour ce motif, et peut-être aussi à cause de la ressemblance des deux cultes, ils ont été bien moins maltraités que les chrétiens. On en compte 3,420 dans la Bosnie, dont 2,079 à Serajewo. Ils occupent, dans le mouvement des affaires, une place hors de toute proportion avec leur nombre. Les exportations et les importations se font presque exclusivement par leur intermédiaire. Tous vivent simplement, mêmes les plus riches ; ils craignent d’attirer l’attention. Tous accomplissent les prescriptions de leur culte avec la plus rigoureuse ponctualité. Ils ne le cèdent pas aux musulmans sous ce rapport. Le samedi, personne ne manque à la synagogue, et même la plupart s’y rendent chaque matin, quand la voix du muezzin appelle les enfans de Mahomet à la prière. Pour régler les différends qui s’élèvent entre eux, jamais ils ne s’adressent au mudir. Le chef de la communauté, avec l’aide de deux anciens, décide comme arbitre, et nul n’en appelle. Avant et après le repas, les convives se lavent les mains dans une aiguière portée autour de la table et disent de longues prières. Ils ont leurs rabbins, les chachams, mais ceux-ci, très différens en cela des prêtres catholiques et des popes du rite oriental, ne prélèvent rien sur les fidèles. Comme saint Paul, ils vivent d’un métier. Il est vrai que leur instruction théologique est nulle : elle se borne à savoir réciter les prières et les chants du rituel. Le sentiment de solidarité et de soutien mutuel qui unit les familles et même les communautés juives, est admirable. Ils s’entr’aident et se poussent les uns les autres et paient même les contributions en commun, les riches supportant la part des pauvres. Mais ils n’ont encore rien fait pour donner quelque instruction à leurs femmes ; très peu d’entre elles savent lire. Nulle école moyenne : dans leurs harems pas un