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rapports avec le monde du dehors, tout s’est transformé pour qui y regarde de plus près. L’histoire de cette transformation est à la fois curieuse et instructive. On ne peut l’aborder par un personnage plus intéressant que Cyprien, évêque et martyr. Et comme ce seul mot de martyr nous porte loin du temps où nous sommes, en nous rappelant qu’il est mort pour avoir refusé d’adorer des dieux et des déesses dont les noms aujourd’hui sont tout ce qui reste, des noms qui n’ont plus de sens !

J’ai enseigné dans une chaire, pendant tout près de quarante ans, l’histoire de l’éloquence latine. La plus grande partie de cet enseignement a été consacrée, comme il était naturel, à Cicéron et aux autres écrivains classiques. J’avais fini cependant par aborder les pères de l’église, et mon cours de 1878 a eu pour sujet saint Cyprien[1]. Quand j’ai quitté l’enseignement, j’ai été tenté, comme il arrive d’ordinaire, de reprendre comme écrivain un des sujets que j’avais traités comme professeur. Il m’a paru que c’en était un très attachant, et, pour le grand public, encore assez neuf, que l’histoire de l’illustre évêque de Carthage[2].


I. — LA PERSÉCUTION.

Thascius était un gentil ; on ignore la date de sa naissance, il enseignait l’éloquence avec éclat et il était déjà célèbre dans Carthage, quand il fut amené au christianisme par un chrétien son ami, et de beaucoup son aîné, qui était un ancien de l’église de Carthage. Il le regarda toujours comme un père et celui-ci en mourant confia à son amitié les intérêts de sa femme et de ses enfans. Thascius ajouta à son nom celui de Cœcilius, qui était le nom de son ami. Quant à son surnom ou cognomen de Cyprianus, on ne sait s’il l’avait déjà avant sa conversion ou s’il le prit seulement alors, mais ce qui est certain, c’est que, comme chrétien et pour les chrétiens, il ne fut plus dorénavant que Cyprianus ; le nom de Thascius n’était que pour le monde. Ce n’est pas là un fait isolé. Parmi les lettres de

  1. M. Freppel avait déjà traité ce sujet comme professeur d’éloquence sacrée à la faculté de théologie en 1864 et avait publié ses Leçons.
  2. Il s’est trouvé seulement que, pendant que je commençais à écrire, M. Aubé a publié cette année même un nouveau volume de ses travaux sur l’histoire des premiers siècles de l’église ; celui-ci est intitulé : l’Église et l’Etat dans la seconde moitié du IIIe siècle. Cyprien occupe une moitié de ce volume, et c’en est la plus intéressante. Ce n’est pas une étude spéciale sur saint Cyprien ; c’est une étude d’histoire générale où il a sa place ; mais cette place est considérable. M. Aubé a bien compris et bien jugé, soit Cyprien lui-même, soit les personnages qui ont été en rapport avec lui, et sa critique accorde dans une parfaite mesure le respect et l’indépendance. Quoique son ouvrage soit un morceau d’histoire générale, tandis que le mien est plutôt une monographie, j’ai profité plus d’une fois de son travail.