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sociologie s’occupe des origines de la famille. On nous y apprend qu’au sein des tribus primitives régnait la collectivité et la promiscuité ; que la famille était « matriarcale » avant d’être « patriarcale, » parce que la descendance ne pouvait s’établir que par la mère ; que les unions étaient toujours « endogames, » c’est-à-dire contractées au sein du groupe même ; que plus tard elles devinrent « exogames, » c’est-à-dire accomplies avec une femme d’une autre tribu, qu’il fallait enlever. Ceci est le mariage par rapt, qu’on trouve, à l’origine, chez tous les peuples et qui est encore très répandu parmi les sauvages. Ce que l’époux payait au père ou à la tribu était, non le prix d’un achat, mais la composition, presque le wehrgeld. Voici, d’après M. Straus, comment cela se passe encore parfois chez les musulmans bosniaques. Un jeune homme a vu plusieurs fois une jeune fille à travers les croisillons du moucharabi. Leurs regards se sont dit qu’ils s’aimaient, ils s’entendent. « La colombe » apprend, par une intermédiaire complaisante, qu’à telle heure son bien-aimé viendra l’enlever. Il arrive à cheval, armé d’un pistolet. La jeune fille, strictement voilée, monte en croupe derrière lui. Il part au galop ; mais, au bout d’une centaine de pas, il s’arrête et décharge son pistolet ; ses amis, postés dans les différens endroits de la localité, lui répondent par des coups de fusil. Chacun sait alors qu’un rapt vient de se commettre, et l’intermédiaire court en prévenir les parens. Le ravisseur conduit la fiancée dans le harem de sa maison, mais il ne reste pas avec elle. Pendant les sept jours que durent les préparatifs du mariage, il demeure assis dans le selamlik, où, revêtu de ses vêtemens de fête, il reçoit ses amis. Les parens finissent toujours par consentir, parce que leur fille enlevée serait déshonorée si elle devait rentrer chez elle. Des femmes, parentes ou amies, restent avec la fiancée, la baignent et l’habillent complètement de blanc. Toutes ensemble font les prières du rituel. Pendant les sept jours, la jeune fille est soumise à un jeûne très sévère ; elle n’a à manger et de l’eau à boire qu’une fois par jour, et seulement après le soleil couché. Le septième jour, les amies se réunissent de nouveau en grand nombre, on la baigne derechef en grande cérémonie, on lui met ses habits de fête, une chemise richement brodée et un fez avec passementeries d’or, couvert d’un linge beskir, orné de ducats. Elle doit rester ensuite immobile, couchée, le visage contre terre, méditant et priant. Pendant ce temps, les femmes disparaissent sans bruit, une à une, et, quand toutes sont parties, l’époux pénètre enfin, pour la première fois, dans le harem. Ne dirait-on pas une prise de voile dans un couvent, plutôt qu’une noce ? On voit à quel point une brutale coutume de sauvages s’est transformée, épurée et