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toujours à l’esprit qui voudrait ne s’occuper que du progrès économique ?

Avant d’arriver à Ilitche, nous parcourons un ancien cimetière juif, dont les grandes pierres tombales sont couchées sur le flanc décharné d’une colline pierreuse parmi les chardons aux grandes fleure violettes et les euphorbes jaunissans. L’aspect en est tragique. Ces dalles sans inscriptions, d’un calcaire très blanc, se détachent sur un ciel orageux bleu ardoise, comme dans le fameux tableau de Ruysdaël, à Dresde, le Cimetière juif. À Ilitche, il y a des thermes sulfureux avec un hôtel propre, mais très simple. Arrivent des musulmans en voiture de louage. Ils viennent faire le kef en prenant le café, dans le petit jardin récemment planté qui entoure les bains. Une dame musulmane descend d’un coupé, accompagnée d’une suivante et de ses deux enfans. Elle est complètement enveloppée d’un feredje en satin violet. Le yashmak qui voile son visage n’est pas transparent comme ceux de Constantinople ; il cache entièrement ses traits. Elle a cette démarche ridicule d’un canard regagnant sa mare, que donne l’habitude de s’asseoir, les jambes croisées, à la façon des tailleurs. Impossible de deviner si ce sac ambulant contient une femme jolie ou jeune. Les musulmanes ont ici, m’affirme-t-on, des mœurs très sévères. Les aventures galantes sont rares, et ce ne sont jamais les étrangers abhorrés qui en sont les héros, malgré les séductions de l’uniforme autrichien.

Pour bien se rendre compte des conditions économiques d’un pays il faut entrer dans la demeure de ses paysans et causer avec eux. Nous abordons un kmet qui laboure avec quatre bœufs, dont les deux premiers sont conduits par sa femme. Il a pour tout vêtement un large pantalon à la turque, en laine blanche, une chemise de chanvre, une immense ceinture de cuir brun et une petite calotte de feutre, entourée de haillons blancs, roulés en forme de turban. La femme n’a que sa chemise, avec un tablier en laine noire et un mouchoir rouge sur les cheveux. Il ne possède, nous dit-il, que deux bœufs, les autres appartiennent à son frère. Les paysans s’associent souvent pour faire en commun les travaux de la culture. Je désire visiter sa chaumière ; il hésite d’abord : il a peur ; il craint que je ne sois un agent du fisc. Le fisc et le propriétaire, l’aga, sont les deux dévorans, dont la rapacité le fait trembler. Quand M. Scheimpflug lui dit que je suis un étranger qui désire tout voir, son visage intelligent s’éclaire d’un sourire aimable. Il a un nez très fin et de beaux cheveux blonds.

L’habitation est une hutte en clayonnage, recouverte de bardeaux de chêne et éclairée par deux lucarnes à volets, sans carreaux de vitre. Elle est divisée en deux petites chambrettes. La première est celle où l’on fait la cuisine ; dans la seconde couche la famille. La