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revoir. A la tombée de cette dernière nuit, je les regarde un peu tristement... C’est drôle, comme on finit par s’attacher à tout... Sur le jaune pâle du couchant, elles sont absolument noires, même les plus lointaines; les notions des distances sont perdues, on dirait une seule et même dentelure d’ardoise debout en silhouette sur le fond glacial d’un ciel d’hiver.

Cette Corrèze, d’après nos calculs, devait au moins arriver aujourd’hui ; elle est bien en retard. Ce sera certainement pour demain matin.

Après le branle-bas du soir, je reçois dans ma chambre des visites d’amis du « carré, » — pour des recommandations, des commissions en France, des adieux. — Le dernier qui m’arrive, sur les neuf heures, c’est Sylvestre, soi-disant pour voir s’il n’y a plus rien à ranger. Il m’apporte très timidement une petite image qui lui venait de sa première communion et qui était un peu son amulette : « Si vous vouliez l’emporter, cap’taine, pour souvenir? » — Il pense aussi qu’elle me protégera ; c’est que ce rappel en France... lui et mes braves gabiers, qui n’ont pas trop compris, se sont imaginé je ne sais quoi de ce qui va m’arriver, de ce qu’on va me faire...

J’ai serré précieusement son pauvre petit cadeau. Cela représente un enfant à genoux au milieu d’une tempête bien noire avec la légende : «Les grandes eaux m’avaient environné, mais vous m’avez secouru, ô mon Dieu! »

Après, je l’ai fait asseoir un moment, comme en visite lui aussi, et nous avons parlé de la Bretagne. Puisque j’ai quelquefois affaire du côté de son pays de Goëlo, il est convenu que j’irai le voir dans la chaumière de sa grand’maman à Ploudaniel. C’est justement tout près de Plouherzel, le village d’Yves, à une demi-heure de marche de l’autre côté du pont de Lézardrieux; je l’avertirai par une lettre, et lui viendra au-devant de moi jusqu’à l’entrée de ce pont.

Alors je le vois très rêveur : elle est si lointaine, regardée d’ici, cette Bretagne!.. Être de retour dans son village, sous le ciel gris, et venir au-devant de moi, m’attendre au pont de Lézardrieux, est-ce que vraiment cela arrivera jamais? C’est étrange à penser tout cela, quand on est en Annam, et qu’il y a comme un voile sur le pays si aimé...

Et puis il s’inquiète tout à coup de cette réception qu’il faudra me faire et dit, en baissant la tête, — tout à fait à la manière de mon frère Yves : — « Chez nous, vous savez,.. c’est un toit de paille. » — Pauvre grand enfant! à cet aveu du toit de paille, je lui serre la main et je l’envoie se coucher. S’il savait comme je les aime, les toits de chaume, les vieux toits bretons !..

Elle arrive dans la nuit, cette Corrèze qui doit m’emporter. Je suis réveillé par le bruit des grands remous qu’elle fait en passant