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dernier, à l’époque du voyage du roi Alphonse en Allemagne, et de la visite du prince impérial Frédéric-Guillaume à Madrid. Des négocians ont juré, au cas où il ne serait pas fait droit aux griefs de l’Espagne, de ne plus recevoir de marchandises allemandes. Des manifestations populaires ont menacé la légation et les consulats impériaux à Madrid et dans quelques autres villes. Il en est résulté, on le comprend, un embarras aussi grave qu’imprévu pour le ministère du roi Alphonse, qui, sans vouloir se laisser entraîner à des démarches imprudentes ou prématurées, ne pouvait rompre avec le sentiment national et n’a pu se dispenser de s’y associer dans une certaine mesure par ses protestations.

Évidemment M. de Bismarck ne se doutait pas de l’effet qu’il allait produire par le nouvel exploit de sa politique coloniale, par la prise de possession précipitée de ces quelques îlots d’un lointain archipel ; et il faut lui rendre cette justice que, par le sang-froid avec lequel il a pris l’effervescence castillane, il a su éviter d’aggraver une situation délicate. Il n’a rien fait pour exciter les passions espagnoles déjà suffisamment enflammées ni pour ajouter aux embarras du ministère de M. Canovas del Castillo. On ne voit point, il est vrai, qu’il ait jusqu’ici rien rétracté de ce que ses agens ont fait aux Carolines ; mais, en jouant la surprise, il s’est empressé de désavouer toute intention de méconnaître les droits ou les intérêts de l’Espagne. Il s’est étudié à ménager dans son langage la fierté espagnole, et si la question n’en est pas plus avancée, elle se trouve du moins replacée dans les conditions où se traitent toutes les questions diplomatiques. Il n’en résultera, c’est plus que probable, ni guerre ni rupture déclarée. On négociera, on transigera, ce sera peut-être le mieux ; mais on aura beau faire, le coup est porté. Les Espagnols n’oublieront pas de sitôt et on peut dès ce moment se demander ce qui reste de tous ces projets, de ces mirages de l’année dernière, lorsque le roi Alphonse allait en Allemagne, lorsque le prince impérial d’Allemagne allait avec quelque ostentation à Madrid. Les Espagnols abusés ou légers, qui rêvaient déjà pour leur pays une puissante alliance, peut-être un peu contre la France, se trompaient aussi bien que les Français qui s’irritaient de voir le roi Alphonse aller au camp de l’empereur Guillaume. Ceux qui réfléchissent, qui connaissent le pays, voyaient tout cela avec plus de calme parce qu’ils savaient qu’il n’y avait qu’à laisser aller les choses, que toute cette fantasmagorie disparaîtrait à la première occasion. La désillusion est venue, et la seule moralité de cet incident, c’est que pour une nation comme l’Espagne, il n’y a de vraies alliances que celles qui répondent à sa position, à ses traditions, à ses intérêts permanens, celles qui se font toutes seules, qui existent indépendamment de toutes les formes de gouvernement. Le ministère de M. Canovas del Castillo est d’autant mieux placé pour redresser la politique exté-