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matie autrichienne, le comte de Kalnoky s’était, de son côté, rendu à Varzin, auprès du chancelier allemand, et dans les conversations prolongées de Varzin on n’avait pas sans doute parlé uniquement des relations douanières des deux empires. Tout était entendu d’avance, et rien n’a été fait à Kremsier qui n’ait été tout d’abord accepté, probablement conseillé ou inspiré par ce terrible solitaire de Varzin, qui, du fond de sa retraite, conduit les affaires du monde. Par cette entrevue de Kremsier où il n’était pas, mais où il a été présent quoique invisible, M. de Bismarck n’a fait évidemment que continuer ce qu’il a commencé, ce qu’il poursuit depuis bien des années pour la sûreté, pour la consolidation de l’empire allemand par la paix continentale. Il se crée des défenses et il les maintient de son mieux avec sa dextérité puissante.

M. de Bismarck a-t-il eu dès l’abord la volonté, la préméditation de reconstituer ce qui s’est appelé autrefois et pendant longtemps la triple alliance du Nord ? Il n’a peut-être pas de ces fantaisies archéologiques, et dans tous les cas, il est homme à ne prendre du passé que ce qui lui convient, à accommoder les vieilles traditions aux temps nouveaux. Il a manœuvré selon les circonstances, variant ses combinaisons et ses expédions, se portant partout où il croyait voir un péril. Il a commencé par se rattacher étroitement l’Autriche, qui avait à oublier de cuisantes blessures, qui s’est trouvée intéressée à les oublier ; plus tard, il a jugé utile de rallier la Russie pour laquelle il s’était refroidi pendant quelques années après avoir trouvé en elle un moment une auxiliaire singulièrement précieuse. Il a su saisir les occasions, et il a fini, non sans peine, non sans avoir traversé bien des phases et sans avoir eu à concilier bien des intérêts contraires, par créer au centre de l’Europe cette fédération des trois empires dont la masse lui garantit la paix du continent dont il a besoin. Pour lui, c’est l’essentiel, le point capital de sa politique, tout le reste ne compte qu’à demi. Maître du centre du continent, il se croit libre de poursuivre sur toutes les mers ses nouveaux desseins de politique coloniale pour l’empire allemand, et n’attache visiblement qu’une importance secondaire ou très relative à ses rapports avec les autres pays, dont il se sert tour à tour, selon ses intérêts du moment et selon les occasions. Il se sert de l’Angleterre, de la France, de l’Italie, de la Turquie, de l’Espagne, sauf à les délaisser alternativement quand il n’en a plus besoin, et on peut dire vraiment que, dans sa superbe impartialité, il ne ménage personne. Il traite tout le monde également, avec un parfait sans-façon. Il n’a pas eu de peine à capter les Italiens, et il ne leur a sûrement pas ménagé les déboires. Il a été quelquefois bien avec l’Angleterre, et il était récemment encore en querelle avec elle au sujet de Zanzibar conquis à son protectorat ; il lui rendra peut-être ses bonnes grâces si lord Salisbury, qui y paraît d’ailleurs assez disposé, veut bien les