Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vivait dans la province de Tsou un fonctionnaire nommé Keuh-Yuen-Ping, homme de grand talent, mais affligé de cette funeste maladie que les Anglais appellent les diables bleus. L’ennui le consumait, il avait la vie en dégoût. Il composa une ode pour prendre congé de l’univers, s’attacha une pierre au cou et se jeta dans le fleuve Meih-lo. Ce fut dès lors une coutume de la population riveraine de visiter à des époques réglées l’endroit où cet hypocondre s’était noyé ; on s’y transportait dans des barques en forme de dragon, décorées de drapeaux et de lanternes de toutes couleurs, et on adressait de douces paroles à l’âme inconsolée du défunt. L’usage de cette fête nautique s’est répandu de proche en proche parmi trois cent millions d’hommes, et chaque année, le cinquième jour de la cinquième lune, les fleuves et les canaux du grand empire sont sillonnés par d’innombrables bateaux-dragons, qui promènent le long de leurs rives des banderoles et des flammes flottant au vent, des rires, des chants, de bavardes gaités, qu’accompagnent le bruit cadencé des rames, des roulemens de tambour et la voix frémissante du tong. C’est ainsi qu’on célèbre l’anniversaire du jour où un pessimiste régla ses comptes avec la vie et qui en Chine se trouve être le jour fatal des échéances. Un débiteur insolvable saurait-il mieux faire que d’étourdir par des plaisirs sa confusion et sa détresse ? Il y a dans le bonheur du parti-pris une part considérable de volonté ; il faut s’aider, pousser à la roue. Mais les Chinois seuls sont assez philosophes pour donner des fêtes à leurs chagrins.

La Chine a toujours méprisé les fankwei, ces barbares de l’Occident qui ne connaissent pas la vraie vie de famille et dont la politesse lui semble grossière, la cuisine ridicule, à qui elle reproche leur humeur changeante, leurs perpétuelles tracasseries, l’éternelle inquiétude de leur esprit. Elle leur en veut surtout de l’avoir troublée dans son bonheur en lui causant beaucoup d’ennuis et, ce qui est pire que tout, en l’obligeant à pourvoir à sa défense, à se procurer des canons, à construire des arsenaux et des bâtimens de guerre. Les dépenses improductives répugnent profondément à cette nation utilitaire, amoureuse des arts de la paix. On s’est représenté quelquefois les Chinois comme un peuple qui n’avait pas le goût des entreprises et ne demandait qu’à rester chez lui. Leur histoire prouve le contraire ; mais ce n’est point par les armes qu’ils agrandissent leur empire. Ils ont le génie des conquêtes pacifiques, des invasions sourdes, lentes et clandestines. Les Mandchoux leur ont donné des maîtres ; avant peu, toute la Mandchourie leur appartiendra. Quand les Européens, comme le remarque M. Hunter, firent leur première apparition dans l’extrême Orient, ils trouvèrent tout l’archipel malais, de Malacca au groupe d’Amboine, peuplé de colons chinois. Planteurs ou négocians, les terres, les