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ces pluies chaudes, tout se consume ici très vite, et la nature verte y est plus dévorante qu’ailleurs.


Nos relations avec les gens de Tourane se maintiennent en apparence assez amicales. Le matin, dans la foule du marché, si nous nous mettons en colère par hasard, vite on nous fait tchintchinn, la révérence très humble ; alors aucun moyen de ne pas rire, et nous voilà désarmés. Avec ce peuple, vieillot et enfantin, on ne peut même pas se fâcher bien sérieusement.

De temps en temps une reconnaissance dans les baies voisines, ou bien une course en canot après des jonques suspectes ; autrement rien n’anime ces journées de blocus. L’ennui nous tient tous, et on n’entend presque plus chanter nos matelots.


VIII.

Le rêve prend ici une importance étrange, surtout pendant le lourd sommeil de midi. Il en reste ensuite des images dépareillées, incohérentes, le plus souvent fort mystérieuses, qui vous poursuivent jusqu’au soir.

Aujourd’hui je revoyais la terrasse d’un vieux domaine de campagne, — que j’aimais beaucoup quand j’étais enfant. Dans le rêve, il faisait une nuit d’été très chaude ; on dominait au loin des plaines de bruyères. Il y avait près de moi un groupe de jeunes filles qui portaient des costumes d’époques fort différentes, bien qu’elles parussent toutes à peu près du même âge.

Ces jeunes filles, c’étaient ma mère, mes grand’mères, mes grand’tantes, très reconnaissables sans hésitation possible, bien que rajeunies jusqu’à seize ans, et vêtues de leurs toilettes surannées d’alors. Il y avait même la petite dernière venue de notre famille, qui est en réalité très jeune, celle-ci avec de longs cheveux blonds, — nullement surprises du reste de se trouver toutes ensemble, ni de me voir au milieu d’elles, et causant gaîment de choses d’autrefois.

Des vols de flamants roses, presque lumineux, passaient très haut dans le ciel, qui était pesant et sombre ; on sentait des parfums d’été très suaves. Les pierres de cette terrasse étaient disjointes, moussues comme dans les ruines, et on y voyait courir des branches de jasmins, fleurettes démodées, que les jeunes filles du vieux temps mettaient à leur corsage.

Sur la plaine de bruyères, obscure et profonde, le ciel était devenu absolument noir, noir comme un drap de deuil, et maintenant