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même l’absurde, et il est certain que l’absurde a rendu plus d’un service à l’humanité, qu’il a joué dans ses affaires un si grand rôle qu’on se demande comment il faudra s’y prendre pour se passer de lui et pour gouverner les hommes quand ils seront tous raisonnables. Mais le sort en est jeté, nous sommes résolus à tout comprendre et à n’être dupes de rien. Bien différent de nous, Confucius fondait la morale sur la modération des désirs et sur le respect, qui était selon lui la seule vertu dont l’excès ne soit jamais à craindre et qu’on puisse pratiquer sans inconvénient jusqu’à la débauche.

Grâce à Confucius, la Chine est un grand empire qui n’a jamais changé et où fleurit le respect. Co peuple respectueux est-il un peuple heureux ? Beaucoup de voyageurs l’affirment. Ce qui nous paraît le plus probable, c’est que le bonheur chinois ne ressemble à aucun autre et qu’il consiste dans une sorte de félicité familiale et domestique, tempérée par le mandarin, qui d’ordinaire est un animal pervers et malfaisant. Mais on est ingénieux, on s’arrange pour le fuir, pour l’éviter, pour n’avoir presque rien à démêler avec lui. Le régime patriarcal est une sauvegarde, une garantie pour la liberté ; le mandarin n’a pas à s’occuper de vos petites affaires intimes ; vous les réglez entre vous, sous le regard de vos ancêtres. La Chine est le pays des formes, ce n’est pas le pays des formalités ; on s’y dérobe facilement au contrôle de l’autorité publique, et le mariage, par exemple, y est considéré comme un acte purement privé, où n’interviennent ni l’officier d’état civil ni le prêtre. L’animal pervers n’a rien à voir dans vos arrangemens domestiques, dans vos combinaisons commerciales, dans vos transactions, dans vos contrats. Au surplus, les fils de Han ont l’esprit d’association ; quand le mandarin devient indiscret et tracassier, ils ont bientôt fait de se liguer pour le tenir en respect. Bref, le mandarin, c’est l’ennemi ; mais on trouve moyen d’être heureux en dépit du mandarin.

Ajoutez que les vertus de Confucius ont passé dans le sang des Chinois. Accommodans, modérés dans leurs désirs, ils ont la consolation, le contentement et l’oubli faciles, et la légèreté naturelle de leur humeur vient en aide à leur philosophie. Ils ont eu des penseurs sombres et chagrins, et l’un d’eux a dit : « Nous sommes tous les déclassés de l’univers. Avons-nous besoin de nous connaître avant de nous rencontrer ? » Mais la plupart de leurs poètes et quelques-uns des plus exquis sont d’aimables épicuriens, qui gazouillent comme des oiseaux. Ce qui prouve combien la mélancolie raisonnée s’accorde mal avec leur tempérament, c’est que jadis un pessimiste chinois résolut d’en finir avec la vie et que ce tragique événement a donné lieu à la fête la plus brillante et la plus joyeuse qui se célèbre dans l’empire céleste. Au milieu du iiie siècle avant l’ère chrétienne, nous raconte M. Hunter,