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écrits par ce souverain sur ses tablettes ne signifiaient pas : Adorez le Seigneur du ciel ! — que, comme son peuple, Cam-hi n’adorait que le ciel matériel. En revanche, Voltaire et les philosophes du XVIIIe siècle professaient un vif enthousiasme pour une société où les guerres de religion étaient inconnues ; ils la considéraient comme le berceau et la patrie du déisme, qui l’avait comblée de ses plus précieuses bénédictions. Le Fils du ciel, le Seigneur des dix mille armées, l’homme unique, l’homme solitaire et le frère du Dragon, celui qui habite dans la salle rose, dans le palais cramoisi et dont le trône est un meuble divin, leur apparaissait comme le monarque de la terre le plus raisonnable, le plus sage et le plus poli, qui rendait l’agriculture respectable à ses sujets en labourant de ses mains impériales un petit champ, sans compter qu’il avait fondé le premier des prix de vertu. Croirons-nous qu’à la fois déistes, idolâtres et athées, les Chinois sont, selon les cas, les plus mécréans et les plus superstitieux des hommes, qu’un de ces reproches ne détruit pas l’autre ou qu’ils admettent la contradiction ainsi qu’il arrive quelquefois parmi nous ? Mais, comme le disait Voltaire, il faut être bien au fait de la langue d’un peuple et de ses mœurs pour démêler ses secrètes contradictions.

Si jamais les vœux de M. Bourde sont exaucés et que notre gouvernement envoie des jeunes gens étudier la Chine à Pékin, il faudra leur recommander de n’y porter aucune idée préconçue, d’oublier pendant quelques années notre langue, nos classifications, nos rubriques et de se faire Chinois pour comprendre les Chinois. Ils perdraient leurs peines à vouloir s’assurer si les Célestes sont matérialistes ou spiritualistes. Les Asiatiques n’ont jamais bien démêlé où finit la matière et où commence l’esprit, et nous-mêmes qui nous piquions jadis de le savoir, nous ne le savons plus depuis quelque temps. Une question plus digne d’être approfondie est d’expliquer comment il a pu se faire qu’une nation comme la Chine soit parvenue à un état de civilisation avancée, en restant fidèle aux idées religieuses et sociales des peuples primitifs. Le régime patriarcal se montre à nous à l’origine des sociétés comme appartenant en propre à des tribus voyageuses, à des peuples pasteurs vivant sous la tente, qui n’étaient que de grandes familles. Les dieux qu’ils adoraient n’avaient pas visage d’homme et ne cherchaient point à s’humaniser ; c’étaient les astres qui éclairaient leur nuit, dont ils suivaient la marche réglée et fatale à travers l’espace et dont le silence les effrayait. Ces dieux taciturnes, nomades comme eux et comme eux sans histoire, refaisant chaque jour ce qu’ils avaient fait la veille, leur commandaient de ne jamais se reposer, de considérer la vie comme un pèlerinage et de parcourir la terre sans la posséder, et ils auraient cru violer la loi de l’univers le jour où ils se seraient assis. Ils étaient les plus polythéistes des hommes ; mais