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superstitions un bon sens très aiguisé, que, dans cet immense pays où les règlemens abondent, l’art de s’appartenir et de se gouverner soi-même est pratiqué souvent avec plus de succès que dans beaucoup d’autres : « Après tout dit M. Hunter, le Chinois est un peuple heureux et content, d’une industrie exemplaire, sobre, frugal, simple dans ses goûts, aussi sensé que nous et aussi riche en ressources pour faire face aux diverses épreuves de l’existence. Si nous avions eu parmi nous à Canton quelques hommes de science, ils auraient pris plaisir à observer comment ce fluide mystérieux qui est répandu à travers tous les êtres vivans assortit ingénieusement leurs façons d’agir et de penser à l’organisation de chacun. »

Il y a presque toujours de la prévention dans les jugemens que nous portons sur les Chinois : dis-moi ce que tu penses de la Chine, et je te dirai qui tu es. Un radical anglais ou français ne peut tenir en grande estime une nation soumise à la monarchie la plus absolue, et dont le souverain, qui se nourrit de mets particuliers, réservés à son auguste estomac, exige que quiconque l’approche se prosterne sur les genoux et sur les mains en frappant la terre du front. Les amateurs de révolutions et de nouveautés ressentent une invincible antipathie pour un peuple qui, à travers les guerres civiles et la double invasion des Mongols et des Mandchoux, est toujours resté le même, a imposé à ses conquérans ses traditions et ses mœurs, et semble insulter les peuples changeans par sa désespérante immobilité. D’autre part, les positivistes, ayant appris de certains sinologues qu’il n’y a aucun mot en chinois pour nommer Dieu, veulent beaucoup de bien à une race ennemie des chimères, des vaines spéculations, et disposée à croire que la métaphysique est beaucoup moins nécessaire au bonheur que le riz.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la Chine fournit matière à des controverses passionnées, que tour à tour on l’exalte ou on la ravale. Les jésuites, qui y furent vraiment fort bien reçus, ne craignaient pas d’attester « que ce peuple avait conservé pendant deux mille ans la connaissance du vrai Dieu, qu’il avait sacrifié au Créateur dans le plus ancien temple de l’univers et pratiqué les plus pures leçons de la morale, tandis que l’Europe était plongée dans l’erreur et dans la corruption. » Les dominicains, qui n’aimaient pas la société de Jésus ni les gens qui la recevaient bien, déférèrent les usages de la Chine à l’inquisition de Rome et soutinrent, sous la foi du serment, que les lettrés étaient à la fois des idolâtres et des athées. La Sorbonne, en 1700, traita de fausses, de scandaleuses, de téméraires, d’impies et d’hérétiques toutes les louanges qu’on pouvait donner aux Chinois, et Thomas Maillard de Tournon, envoyé à Pékin comme légat par le pape Clément XI, entreprit de démontrer à l’empereur Cam-hi que les mots