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on voit les hautes montagnes pointues de Kien-Cha, toujours les mêmes, avec leur air de chinoiserie ; la nappe bleue de la mer reflétant le blanc soleil, et, sur ce miroir, les jonques en peuplades, — immobiles aujourd’hui comme de vilaines mouches mortes. Aucun bruit dans ce bateau, qui pourtant vibre au moindre son comme ferait une grande guitare. Par ma porte ouverte, c’est dans la batterie de la Circé que la vue plonge. Là, ça sent le chinois encore bien plus fort que chez moi ; il y a par terre une couche d’objets étranges, de gens hétéroclites, confondus pour le moment dans le pesant sommeil de la sieste. Des sacs de soldats, des ballots de riz, des gamelles, des voiles ; Tu-Duc, le chat, endormi en rond dans un gong ; des matelots nus, dormant la tête sur leurs bras musculeux ; des Chinois, étiques comme des fakirs, dormant tout droits et tout roides dans leur robe de soie noire ; de jeunes tirailleurs annamites, aux poses féminines, peignés en bandeaux, avec un nœud d’Apollon sur la nuque, et coiffés d’un chapeau bergère d’une forme Watteau, attaché sous le chignon par un ruban rouge ; des pirates de l’île d’Haïnan, dormant la bouche ouverte, montrant leurs dents blanches ; — beaux types d’Asiatiques, ceux-ci, les longues tresses noires de leurs cheveux enroulées en turban autour de leur tête mâle ; — et puis de pauvres soldats, de pauvres artilleurs blessés au feu ou épuisés par la dyssenterie, haletant dans leur sommeil de fièvre…

Et à bord tout cela travaille, les malades exceptés, pour remplacer la moitié de nos matelots que nous n’avons plus. Ce matin, à mon commandement, tout cela virait au cabestan, sous mes pieds, — le cabestan, l’énorme bobine qui tourne comme les chevaux de bois à la foire. — Tourne, les marins ; tourne, les bergères Watteau ; tourne, les Chinois empêtrés de leur queue ; tourne, les Matas, les prisonniers, les pirates !.. Et ce pêle-mêle humain, indéfiniment brassé sur place, était assez l’image de ce qui se passe en grand dans cette extrême Asie…


VII.

Il y a, dans une région inhabitée de cette baie, une plaine mélancolique que nous visitons de temps en temps le soir. C’est là que dorment les morts de 1863 ; ils sont couchés dans cette terre rougeâtre, douze ou quinze cents Français, matelots ou soldats, emportés en un été par le typhus, lors de la première tentative d’occupation de ce pays. A peine voit-on encore les débris de leurs pauvres petites croix de bois, tombées sous les ronces et les lianes : avec