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dire, le problème ait rien perdu de son intérêt et de sa gravité. L’eût-il d’ailleurs perdue aux yeux de ceux qui placent dans la vie même l’objet et le but de la vie, la question pour nous serait toujours de connaître l’exacte position du jansénisme dans la controverse, et dans le jansénisme lui-même la position de Pascal. Les Lettres provinciales, comme on l’a très bien dit, sont des pamphlets jansénistes, mais les Pensées aussi sont des pensées jansénistes, et la matière de la grâce est à peu près tout le jansénisme. Les éditeurs des Pensées, d’une manière générale, et les biographes de Pascal ne l’ont pas assez approfondie.

C’est que de cette idée de la grâce, au sens du jansénisme, acceptée ou poussée par Pascal dans ses dernières conséquences, il suit une conception de l’homme et de la vie que peut-être n’a-t-il jamais été plus opportun qu’aujourd’hui de préciser et de définir. J’hésiterais ici, sans doute, à me servir du mot de pessimisme, de peur de paraître céder à une puérile tentation de mettre Pascal « à la mode, » si l’un de ses interprètes, et peut-être le plus profond, Alexandre Vinet, voilà déjà longtemps, ne m’en avait donné l’exemple[1]. Le pessimisme n’avait pas fait la fortune qu’on l’a vu faire depuis, quand, il y a plus de quarante ans, Vinet osait bien dire que « dans la balance où Pascal avait entassé les élémens de sa conviction religieuse, le pessimisme, bien plus manifeste que le pyrrhonisme, avait pesé d’un bien plus grand poids que l’insuffisance de nos moyens de connaître. » Et quand il ajoutait, à quelques lignes de distance : « Une philosophie sérieuse est naturellement pessimiste ; le pessimisme est l’une des doctrines, ou l’une des bases de la doctrine de Pascal, » les théoriciens du pessimisme à venir, s’ils étaient déjà nés, étaient du moins bien obscurs. Vinet avait raison, et pessimisme est le mot juste. Mais le faible bruit de la voix de Vinet s’est comme évanoui dans le retentissement de la grande voix sonore de Cousin, et c’est au « pyrrhonisme » ou au « scepticisme » de Pascal que continuent de s’attacher, les uns pour en démontrer, les autres pour en nier la réalité, les interprètes, annotateurs et éditeurs des Pensées. M. Nourrisson est de cette école, quand il s’évertue laborieusement à nous prouver que Pascal n’est pas « un ennemi de la philosophie ; » et M. Gory en est aussi quand il en revient encore à la fameuse théorie du « doute méthodique. » Comme si ce n’était pas le plus insupportable abus de langage que d’appliquer les noms de « sceptique » ou de « pyrrhonien » à l’homme qui a cru avec la sincérité, l’ardeur, et la violence de Pascal ! ou comme si d’autre part il nous importait, dans le temps où nous sommes, que le triomphe de

  1. A. Vinet, Études sur Blaise Pascal, 3e édition, p. 158, 159. L’article fut écrit à l’occasion de l’édition Faugère, en 1844.