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— Alors j’ai fermé le livre et suis remonté sur le pont. Le bord était plus silencieux que de coutume, la nuit encore plus calme.

On entendait seulement la plainte régulière d’un malheureux qui se meurt à l’infirmerie, d’un abcès au foie, une des maladies de ce pays jaune.


IV.


Samedi, 20 octobre 1883.

Un temps tout à fait particulier, d’une chaleur douce, d’une pureté exquise. Nous partons en baleinière pour aller reconnaître Shun-An, de l’autre côté de la baie, au pied de ce défilé de hautes montagnes que les Annamites appellent : Porte des nuages.

Rien qu’un hameau de pêcheurs misérables, mais une toute petite pagode très jolie, fine dentelle de plâtre et de porcelaine, dans un lieu profond, ombreux, sous de grands arbres rigides et solennels, de l’espèce appelée : Arbres à pagode. Dans toute cette région humide, des capillaires, de variétés délicates et rares, tapissent les vieux murs.

Les gens sont laids et craintifs.

A l’entrée du village, monsieur tigre est figuré en bas-relief sur un grand écran de pierre ; il est peint de couleur naturelle, avec des babines en crin, des yeux en cristal, — et fait, comme il est de rigueur, une grimace chinoise. De petites chandelles rouges, odorantes, brûlent à ses pieds : c’est pour le calmer, nous dit-on, parce qu’il est venu cette nuit miauler jusque dans la rue.

Une case mandarine est isolée là-bas, au milieu de ces champs de riz qui sont d’un vert plus tendre que nos blés en avril. Nous nous y rendons par d’étroits sentiers en bosse qui traversent les rizières inondées, comme en France les levées de nos marais salans. Les portes sont closes; c’est que ce mandarin, qui était très âgé, paraît-il, vient de mourir. La veuve, une pauvre vieille singesse plaintive, nous ouvre et nous fait entrer dans une salle basse, très ancienne, où toutes les poutres massives représentent des vampires et des monstres. Elle veut nous vendre ses lances, ses plateaux, ses potiches, ses parasols ; — et nos matelots en ont leur faix d’emporter dans notre baleinière toutes ces dépouilles du mandarin mort.

Au coucher du soleil, il est temps de repartir; nous nous en allons bercés par une houle énorme que la mer de Chine nous envoie et qui vient lentement mourir dans cette baie ; une fraîcheur