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Il était à Jamboli, sur les bords du Strymon, quand il apprit l’issue d’une bataille qu’il n’aurait peut-être pas osé autoriser si l’avis de Barberousse lui fût parvenu à temps. Ce sultan, que la chrétienté appelait déjà Soliman le Grand, n’essaya pas de dissimuler la joie profonde qu’un tel succès lui faisait éprouver. La ville de Jamboli, — l’antique Amphipolis, — fut illuminée le soir même, et le trésorier impérial reçut l’ordre d’augmenter de 100,000 aspres, à percevoir sur les biens de la couronne, la solde annuelle du vainqueur de Prévésa.

La bataille que nous venons de raconter est donc, en dépit du peu de sang répandu, une bataille qui mérite de prendre place parmi les grands combats de mer. Ne s’en dégage-t-il pas plus d’une leçon applicable à l’époque actuelle ? Le premier enseignement que, pour ma part, j’en voudrais tirer, c’est que la stratégie navale ne gagne rien à user de trop de finesse. Si vous cherchez un grand tacticien, vous nommerez à coup sûr le maréchal de Tourville : mieux que Duquesne, mieux que Jean Bart et que Duguay-Trouin, le vainqueur de Beveziers sut se présenter dans l’arène avec tout l’appareil d’une ordonnance irréprochable au point de vue scientifique. Il n’y a, je crois, que le duc d’York qui ait pu se vanter d’être à peu près son égal sur ce point. Le maréchal de Tourville, cependant, a toujours soutenu l’opinion que, les armées une fois en présence, le plus sûr parti était encore de livrer résolument bataille. « La flotte qui se tient sur la défensive, disait-il, sera tôt ou tard contrainte au combat : il ne faut pas l’exposer à combattre sans élan, sans confiance, avec une infériorité morale trop marquée. Rester dans ses ports serait, dans ce cas, infiniment plus sage. » Ainsi en ont jugé les Russes pendant la guerre de 1854, et ce n’est pas Tourville qui les aurait blâmés. Si, en abandonnant la haute mer à l’ennemi, les Russes se fussent trouvés en mesure de lui interdire l’approche des côtes, la suprématie devant laquelle leur flotte de haut-bord se retirait aurait eu bien peu d’influence sur le résultat final de la guerre.

L’importance que tend à prendre de jour en jour la poussière navale est tout à l’avantage de la défensive. Sans doute, il sera facile d’opposer aux flottilles d’autres flottilles plus nombreuses et plus redoutables ; mais, — la bataille de Prévésa le démontre, — ce ne sera jamais sans quelque inquiétude que l’on conduira ces galères modernes dans des parages où l’ennemi seul aura sur ses derrières des ports de refuge. Voudra-t-on associer, comme à Prévésa, des naves et des galères, des vaisseaux cuirassés et des torpilleurs ? Les cuirassés appréhenderont à chaque instant que le fond leur manque ; les torpilleurs seront peut-être trop portés à