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Charles-Quint avait de ses services, il sortait de ce combat déshonoré. La politique devait perdre l’amiral Byng, elle sauva le restaurateur de la liberté génoise. Il y a toujours de la politique au fond des jugemens que l’histoire accepte et enregistre trop souvent sans contrôle.

Charles-Quint n’eut pas d’ailleurs à se repentir de son indulgence. Pendant près de vingt-deux années, la flotte qui fît si pauvre figure à Prévésa, commandée de nouveau par le vieil amiral ou par son petit-neveu, garantit à l’Espagne la prépondérance maritime dans le bassin occidental de la Méditerranée. Doria mourut à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, comblé d’honneurs et en possession de toute sa gloire : six ans avant sa mort, il montait encore ses galères. On ne saurait donc que féliciter le rival de François Ier de n’avoir pas immolé cet utile serviteur aux ardentes récriminations de l’Italie. L’empereur mit une telle chaleur, une telle obstination à couvrir le chef de son escadre, il l’accabla de tant d’éloges outrés que des soupçons injurieux devaient nécessairement en rejaillir jusque sur sa personne. J’ai déjà dit le cas qu’il fallait faire de ces imputations : Doria fut un général maladroit ; ce ne fut pas un traître.

Oserai-je à mon tour confesser un soupçon ? Le plus grand homme de mer du siècle, — que Gênes et la légende me le pardonnent ! — était-il bien véritablement marin ? Entré dans la carrière à l’âge de quarante-six ans, ne fut-il pas plus facile à déconcerter par un incident maritime que ne l’aurait été Cappello ? Je ne vois pas d’avantage à recruter les commandans des flottes parmi les colonels de cuirassiers. Blake, Monk, Rupert, Van-Ghent et le vice-amiral d’Estaing, ont rendu, il est vrai, presque autant de services sur mer que sur terre : ils ne sont cependant jamais arrivés à la hauteur de Tromp, de Ruyter, de Duquesne et de Suffren. Ce qu’on peut dire de mieux en faveur de Doria, étourdi et dévoyé par sa fausse science, c’est qu’il ne comprit certainement pas toutes les conséquences de son inaction. Il s’imaginait sans doute n’avoir fait que manquer l’occasion d’une victoire ; il créait en réalité, dès ce jour, au profit des Turcs, le funeste ascendant qui subsista jusqu’à la bataille de Lépante[1]. Soliman ne s’y trompa point.

  1. Ce jour-là, dit Cervantes en parlant de la bataille de Lépante, se dissipa l’erreur dans laquelle était le monde entier, convaincu que les Turcs étaient invincibles sur mer. (Aquel dia se desengaéno el mundo y todas las naciones del error en que estaban, creyendo que les Turcos eran invencibles por la mar. — (Don Quijote de la Mancha, parte I, capitulo XXXIV)
    Marc-Antonio Colonna n’écrivait-il pas lui-même deux jours après la victoire du 7 octobre 1571, victoire à laquelle il venait de prendre une si grande part : « Nous avons enfin appris que les Turcs étaient des hommes comme les autres, » (È chiarito che i Turchi sono homini corne l’altri.)