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se mesuraient des yeux, pouvait devenir le tombeau de la flotte qu’une tempête soudaine y acculerait. Les Turcs possédaient dans Prévésa un asile assuré ; les vaisseaux de la sainte ligue ne pouvaient rencontrer d’abri qu’à Corfou. Doria fit sans doute plus d’une fois cette réflexion inquiétante, pendant qu’il croisait de l’est à l’ouest et que son regard se tournait involontairement vers les nuages qui s’amoncelaient peu à peu à l’horizon du midi. Le grain, en se déchaînant, lui fit perdre la tête, et peut-être aurait-on bientôt fait de compter les capitaines, qui, en cette occasion, conservèrent leur sang-froid. Le dieu Pan ne répandra jamais plus sûrement l’effroi dans les armées que lorsqu’il sera secondé par l’orage. Doria fit déployer son trinquet et s’abandonna au vent, courant, la rafale en poupe, vers Corfou. Sans qu’il fût besoin de leur donner aucun ordre, toutes les galères chrétiennes en avaient déjà fait autant. On remarqua plus tard que les Vénitiens s’étaient, dès le matin, préparés à ce mouvement spontané de retraite, car ils avaient injongué leur trinquet, c’est-à-dire avaient lié la voile à l’antenne avec des joncs. La toile devait ainsi se déployer d’elle-même à la première secousse donnée à l’écoute.

La confusion en quelques minutes fut extrême. On n’entendait que craquemens de vaisseaux qui s’abordaient, que cris désespérés et blasphèmes mêlés au sifflement de la tourmente. L’ennemi était peu à craindre : il se débattait probablement dans un désordre pareil à celui qui mettait les chrétiens en déroute. On a pourtant accusé André Doria d’avoir, pour mieux dissimuler sa lutte, fait éteindre le fanal qu’il eût dû, en chef prévoyant, garder allumé à la poupe de la capitane. V rberousse en aurait, dit-on, amèrement raillé son rival. Je mets très fort en doute cette précaution honteuse. Le vent aussi bien que la pusillanimité du général peut avoir éteint les fanaux et Doria n’avait pas tellement sujet de craindre Barberousse qu’il dût s’exposer aux séparations les plus fâcheuses, uniquement pour éviter d’être poursuivi. Sans doute il eût mieux valu, comme Suffren après le combat de la Praya, demeurer en panne et montrer hardiment ses feux à l’ennemi, mais Suffren était maître de ses mouvemens : il ne fuyait pas devant la tempête. L’Auster, ce dominateur inquiet de l’Adriatique, est plus gênant qu’on ne pense pour les timoniers. L’escadre de l’amiral Hugon n’a-t-elle pas, en 1841, manqué, elle aussi, de signaux de ralliement ? On ne dira probablement pas qu’elle voulait faire fausse route dans les ténèbres ! Vingt galères égarées poussèrent jusqu’aux côtes de la Pouille : « Tous prétendent, écrivait un témoin oculaire, qu’ils ont été les derniers à fuir, qu’ils avaient l’ennemi sur les talons. L’ennemi ne nous a pas poursuivis un seul instant. Après