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avec celles de ses galères qui subsistaient encore. Le coup n’en était pas moins porté : Soliman ne trouva pas la réparation suffisante. Il voulait que le pavillon musulman fût respecté d’un bout de l’univers à l’autre, et ce n’était certes pas au moment où il envoyait ses janissaires s’emparer d’Aden, au moment où il entreprenait de chasser les Portugais de l’Inde, qu’il pouvait tolérer une aussi grave insulte de la part des chrétiens admis généreusement, et presque à titre d’alliés, dans ses ports. Un de ses tchaous, Yonis-Bey, reçut l’ordre de se rendre sur-le-champ à Venise et d’y exiger les satisfactions les plus complètes.

Avant que Yonis-Bey ait pu atteindre Venise et y formuler sa demande, de nouveaux griefs sont venus aggraver l’irritation du sultan. La galère même qui porte son ambassadeur, vivement poursuivie dans le canal de Corfou, a été contrainte de faire côte. « Ce n’est qu’un malentendu, » prétendent, les Vénitiens : ces malentendus se renouvellent tous les jours. Vainement le sénat fait-il emprisonner le comte Gradenigo, qui a donné la chasse à la galère de Yonis-Bey ; vainement appelle-t-il à comparaître devant le tribunal des avogadori le provéditeur Contarini, qui vient encore de capturer un navire turc : le sultan ne se laisse point fléchir par ces démonstrations tardives. Sa flotte est prête ; il veut en finir avec l’inimitié sournoise dont il suspecte à bon droit les intrigues.

Fidèle à la tradition pontificale, le pape Paul III s’évertuait, en effet, depuis plusieurs mois, à réunir toutes les forces de la chrétienté contre la formidable puissance qui, si l’on ne se hâte d’opposer une digue à ses flots, finira par tout submerger. Sur ses instances, François Ier et Charles-Quint ont consenti à une trêve de dix ans ; Venise n’a pas cessé de poursuivre avec Soliman des négociations qui lui laissent peu d’espoir ; elle ne s’en unit pas moins, dès le mois de mai 1537, par un traité formel, au pape et à l’empereur pour faire la guerre aux Turcs. Que l’empereur s’engage à mettre 80 galères en mer, la république en armera aussi 80 ; le pape, âme et principe de la coalition, fournira, de son côté, 36 vaisseaux. Les commandans sont désignés d’avance : le patriarche d’Aquilée, Marc Grimani, conduira la flotte du saint-siège ; la flotte de Venise aura pour chef Vincent Cappello ; la flotte de l’empereur sera sous les ordres d’André Doria. Par une juste déférence, le commandement suprême de toutes ces forces navales est réservé à l’amiral de Charles-Quint. Ce fut au milieu de ces pourparlers qu’après trente-cinq années de paix, éclata la rupture entre la Porte et la république. Soliman, dans son impatience, jeta le premier le masque : les hostilités étaient déjà depuis longtemps ouvertes contre l’empereur et contre le pape ; la guerre fut solennellement déclarée à la république vénitienne.