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rapidité, aux suprêmes honneurs. Soliman ne se contenta pas de partager avec son favori le soin des affaires publiques ; onze mois plus tard, le 22 mai 1524, il lui donnait sa propre sœur pour épouse. L’empire, dès lors, eut en réalité deux maîtres, ou plutôt un seul maître apparent, mais un maitre rangé, sans qu’il le soupçonnât, comme le plus humble de ses sujets, sous une domination absolue. Ibrahim ne dut pas seulement son pouvoir aux grâces de sa personne et à la culture de son esprit ; il fut secondé dans ses efforts constans pour acquérir et garder la faveur impériale, par ce besoin d’aimer, de croire au dévouaient, qui est la faiblesse innée de toute âme humaine. Cette faiblesse envahit surtout, à certaines heures de la vie, l’âme de ces grands isolés à qui le sort a refusé des égaux.

Il n’est guère de souverain qui n’ait eu des favoris : la tendresse de Soliman pour le sien ne cherchait pas à se dissimuler. Obligé d’envoyer Ibrahim en Égypte, Soliman voulut accompagner son grand-vizir jusqu’aux îles des Princes : un secret pressentiment semblait l’avertir que cette séparation, si pénible à son cœur, lui serait funeste. En effet, six mois à peine après le départ d’lbrahim, le 25 mars 1525, une révolte éclate à Constantinople : Soliman tue trois janissaires de sa propre main, distribue 1,000 ducats aux autres et apaise momentanément la sédition. L’inquiète milice n’en reste pas moins hostile et menaçante. Soliman rappelle en toute hâte Ibrahim ; la seule arrivée d’Ibrahim dissipe, comme par enchantement, les nuages. Quand on commande à un peuple de soldats, la paix ne peut se prolonger impunément. C’est le désœuvrement des janissaires qui engendre chez eux la turbulence : qu’on leur donne l’Europe ou la Perse à conquérir, ils subiront le frein de la discipline sans murmure. « Le triple lit de duvet » n’est pas fait pour celui qui porte le sabre d’Othman. S’il prétend conserver de longues années le trône, il doit dater ses ordres, non du fonds d’un palais, mais « de son étrier impérial. » Voilà ce qu’a compris, dès le premier jour, Ibrahim. Il a la passion de la gloire de son maitre et veut que Soliman cherche avant tout sa sécurité dans une succession continue de victoires. Que de fois, rassemblant dans sa mémoire les souvenirs de ses précoces lectures, il s’est plu à entretenir le fils de Sélim des hauts faits d’Alexandre ! Ce n’est point Alexandre seulement que Soliman doit se proposer d’égaler ; qu’il prenne aussi pour modèle Annibal ! Alexandre a conquis l’Asie ; Annibal a occupé l’Italie pendant dix ans, et l’Italie, — le sultan ne saurait l’oublier, — est le centre de toutes les menées qui s’efforcent d’arrêter les progrès de l’islamisme. Ibrahim possède, en même temps que le turc et le persan, le grec, sa langue natale, l’italien que parlent tous les habitans du littoral qui s’étend en face