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garnison nombreuse. Tout à coup les Français découragés voient arriver du large une nave couverte de voiles. Poussée par un vent violent de mistral, cette nave se dirige hardiment vers le môle. Le capitaine qui la monte, un marin dalmate, s’est engagé à porter aux assiégés du vin, du blé, des salaisons, des vêtemens, de la poudre, des boulets, des balles et, ce qui n’est pas moins essentiel peut-être, la solde arriérée des troupes. Sauver le fort de la Lanterne sera en quelque sorte conserver la possession de Gênes à la France. Depuis le siège de Sphactérie par les Athéniens, d’Éryx par les consuls de Rome, je ne connais guère de circonstances où les forceurs de blocus aient eu plus d’intérêt à montrer leur audace. Le capitaine dalmate est résolu à tenir sa parole : il donne à pleines voiles dans le port, essuie, sans se laisser arrêter, plusieurs volées d’artillerie tirées du rivage, jette l’ancre à la tête du môle et envoie sur-le-champ deux amarres à terre.

Quelle joie pour la garnison, qui se croyait délaissée ! Elle retrouve du même coup l’abondance et l’espoir. Quelle consternation aussi dans Gènes ! Le fort de la Lanterne ravitaillé va pouvoir résister encore de longs mois. Au milieu des lamentations de la multitude, un seul homme ne perd pas la tête. L’histoire a conservé son nom. Emmanuel Cavallo, vieux marin habitué par toute une vie de dangers aux entreprises les plus téméraires, se fait fort d’aller enlever sous le canon français le navire d’où les assiégés ont déjà commencé à débarquer des vivres. Trois cents Génois répondent à son appel. À la tête de ces volontaires vous vous étonnerez peu de rencontrer André Doria. Nous connaissons le valeureux entrain du compagnon de Jean de La Rovère et l’ardent amour qu’il porte à l’indépendance de sa patrie. Emmanuel fait embarquer ses recrues sur un vieux vaisseau de transport. Il déploie ses voiles et prend d’abord le large. Comment les Français soupçonneraient-ils son dessein ? Tous les jours quelque navire marchand sort ainsi du port. Mais prenez garde ! Le vaisseau de transport revient brusquement sur ses pas : servi à son tour par la grande brise qui règne dans la baie, Emmanuel va droit à la nave, jette à bord ses grappins, fait couper les amarres et entraîne à sa suite vers l’escadre de blocus la prise qu’il emmène avec son équipage.

Un aussi vigoureux coup de main ne pouvait s’accomplir sans perte ; le feu du fort a fait plus d’une victime. André Doria lui-même, atteint par un éclat de bois, ne reprendra ses sens qu’au bout d’une heure. Le pont sur lequel il vient de tomber évanoui, a été son chemin de Damas : la marine génoise comptera bientôt un héros de plus. Ce métier aventureux, dans lequel les grands risques procuraient eu un instant de si grands profits, se révélait au capitaine des cuirassiers du