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dans les rues de ce port où on l’accusait de n’oser paraître. Le muet défi ne fut pas relevé, et Bougainville, remarqua-t-on alors avec un certain étonnement, revint à Paris sans avoir eu à Brest aucune affaire. Néanmoins sa situation dans le corps où un soudain caprice l’avait fait entrer ne laissa pas de demeurer toujours assez fausse. « Intrus dans la marine, écrivait-il au ministre le 2 mai 1777, je dois m’attendre à plus de sévérité que personne, et de la part du corps et de la part du public. Mieux me vaudrait-il donc, à tous égards, faire avec l’infanterie une guerre que j’ai pratiquée avec quelque succès, et c’est lu grâce que je demanderai plutôt que de m’essayer avec tant de désavantages dans une carrière nouvelle à mes faibles talens et dans laquelle on serait en droit de me reprocher de m’être engagé sans nécessité et par un choix présomptueux[1]. » Ce dégoût momentané n’empêcha pas le spirituel capitaine de la Boudeuse, de la Terpsichore, du Solitaire, du Bien-Aimé, du Guerrier, d’être nommé chef d’escadre le 8 décembre 1779. Il est vrai qu’il n’était plus alors sous les ordres du comte du Chaffault ; il avait passé sous ceux du comte d’Estaing, un intrus comme lui, et venait de se distinguer à la prise de la Grenade.

Au temps de Doria, les deux services étaient moins distincts qu’au temps de d’Estaing et de Bougainville. Il suffit d’une circonstance heureuse pour révéler à Doria l’aptitude dont il se croyait dépourvu et pour donner à Gênes l’amiral que la république ne pouvait plus choisir, comme au XIVe siècle, parmi les capitaines de la banque de Saint-George et de l’office de Gazarie. Le gouverneur français de Gênes, le sieur de La Rochechouart, en évacuant la ville, s’était retiré dans la citadelle du môle. Ferme à son poste, il ne se laissait ébranler ni par les séductions, ni par les menaces des Génois. Un seul moyen restait de venir à bout de sa résistance : il fallait l’affamer. Les vivres et les munitions de guerre commençaient à lui manquer ; le blocus du fort de la Lanterne, — car c’est sous ce nom que les chroniqueurs contemporains désignent dans leurs récits la citadelle du môle, — se maintenait avec une extrême rigueur. Deux bateaux expédiés de Nice par les soins du roi Louis XII avaient seuls réussi à se glisser, profitant d’une nuit obscure et sans lune, à travers le cordon que formaient les galères de Gênes. Les vivres que portaient ces embarcations légères étaient un faible secours pour une

  1. Présomptueux ! Peut-être Bougainville ne fut-il pas toujours exempt de cette faiblesse. « S’occupant beaucoup de son métier, écrivait au ministre de la guerre, le marquis de Montcalm, le 1er novembre 1756, M. de Bougainville ne perd pas de vue l’Académie des Sciences. Il a su par les nouvelles publiques qu’il y vaquait une place de géomètre. Est-ce que d’être en Amérique pour le service du Roy lui en donnerait l’exclusion ? »