Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 71.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’exil, dans un recoin perdu de l’Annam, et pour un temps indéfini.

On nous l’a donnée à garder, cette province avec ses ports. Il faudra s’y acclimater et peut-être y passer l’hiver. Hélas ! quel tombeau lointain et étrange!

Tout autour de cette grande baie où notre Circé est mouillée, des montagnes hautes et sombres. Au fond, là-bas, s’ouvre une rivière, — et au premier tournant le village, vieux, caduc, se cache parmi les bambous frêles qui ressemblent à de grandes avoines en fleurs.

Mais je le connais si bien maintenant ce village, je l’ai tant parcouru, visité, fouillé dans ses derniers recoins, que tout m’y semble ressassé et banal. Le premier intérêt de curiosité passé, je n’aimerai jamais ce pays, ni aucune créature de cette triste race jaune. C’est bien la vraie terre d’exil, celle-ci, où rien ne me retient ni ne me charme.


Alors j’ai adopté cet îlot vert et cette ombre de la pagode. J’y viens le soir, après l’ardeur de midi, quand le soleil baisse, me retremper dans la vie silencieuse et plus fraîche des plantes; j’y viens presque toujours seul avec les matelots de mon canot ; et cela les amuse, eux aussi, bien que l’île en miniature ne soit qu’un bois enchevêtré de lianes et de jasmin, où n’habitent que des singes.

Déjà nous sommes devenus très familiers de cette pagode toujours déserte ; elle nous sert surtout de cabine de bain ; nous y déposons nos vêtemens sous la garde des esprits, de vieux petits monstres horribles qui veillent dans l’obscurité du sanctuaire, puis nous allons nous baigner.

Et ce vieux petit temple bouddhique nous inspire une sorte de respect, malgré tout ; nous n’y dérangeons rien et nous y parlons bas. — C’est qu’il y fait sombre, et puis, autour des lieux où on a longtemps prié, il y a toujours des essences inconnues qui planent. Dans les églises bretonnes très anciennes, dans tous les vieux temples de toutes les religions du monde, j’ai éprouvé cette oppression du surnaturel...


II.


1er septembre 1883.

Quel capharnaüm, ma chambre de bord ! — Un encombrement de choses drôles, de bouddhas ventrus, d’éléphans ; des panneaux incrustés de nacre ; du thé, des parasols, des potiches et des armes. Il y a même trois crapauds, de vrais crapauds bien en vie, qui demeurent dans une cage ; — c’est un procédé que m’ont enseigné