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Russie, en Hongrie, en Perse, jusque dans l’Inde, les souverains ne sont pas, au début de ce siècle inquiet, de taille ordinaire. Les pirates même sont grands ; ils fondent des dynasties. Aroudj et Khizr étaient deux frères, tous deux fils de Yakoub, soldat rouméliote qui s’établit dans l’île de Métélin, quand le sultan Mahomet II enleva, en 1457, cette île aux Génois et aux chevaliers de Rhodes. A la mort de leur père, qui exerçait, depuis qu’il avait renoncé au métier des armes, la profession de potier, Aroudj et Khizr se trouvaient déjà d’âge à se suffire à eux-mêmes : il leur fallait choisir une carrière ; ils choisirent la carrière des aventures. Aroudj, en sa qualité d’aîné de la famille, se procura le premier un bateau, et alla, sur la côte de Caramanie, faire la course contre les chrétiens. Les vaisseaux de Rhodes rendaient le métier périlleux : le fils de Yakoub tomba bientôt au pouvoir des chevaliers. C’était un garçon robuste ; on l’enchaîna au banc d’une des galères de l’ordre. Fort heureusement pour lui, la galère, dans une de ses croisières, fut obligée de mouiller sous l’île de Castel-Rosso, à l’entrée du golfe de Satalie. Une violente tempête s’éleva subitement et fit chasser le navire sur ses ancres ; Aroudj profita du trouble qui s’en suivit pour se débarrasser de ses fers et pour se sauver à terre à la nage. De Satalie il passa en Égypte, obtint d’y être inscrit sur le rôle d’un vaisseau que le Soudan envoyait en Caramanie, province ottomane d’où les chantiers égyptiens tiraient, comme au temps des Ptolémées, la majeure partie de leurs bois de construction. Assailli de nouveau par une flottille chrétienne, Aroudj dut encore une fois gagner la terre à la nage et chercher son salut dans la fuite. Comparez ces débuts, qui furent ceux de toute une génération de corsaires, avec le cours paisible et régulier d’une éducation officielle, il vous sera facile de pressentir de quel côté se manifesteront la patience et l’esprit d’entreprise.

Le frère du sultan Sélim Ier, Korkoud, gouvernait alors la Caramanie : il reconnut dans Aroudj un marin intrépide et donna l’ordre au cadi de Smyrne de fournir à ce fugitif un vaisseau qui fût propre à la guerre de course. L’équipement d’un corsaire n’était pas à la disposition du premier venu ; la dépense d’un semblable armement ne pouvait guère être évaluée à moins de 5,000 ducats. Aroudj, mis en mesure de donner l’essor à son audace, se garda bien de retourner dans des parages où il n’avait fait jusqu’alors que de fâcheuses rencontres ; il prit, si je puis m’exprimer ainsi, du champ. Mettant entre lui et les chevaliers de Rhodes toute l’étendue de la mer Ionienne, il se dirigea vers les côtes de la Pouille. Là il captura deux bâtimens très richement chargés, revint chercher fortune dans les eaux de Négrepont, augmenta son butin par de nouvelles prises et jugea prudent de ne pas exposer des richesses