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Suffren, c’est l’homme que le maréchal de Castries, avec un coup d’œil qu’eût pu envier Colbert, a déjà mis au rang qui lui convient. « Le roi, monsieur, lui a-t-il écrit, après le combat de la Praya, ne mesure pas les récompenses au succès ; il les mesure à l’audace des entreprises. » Encore un héros dont la renommée fût restée en suspens si ses jours eussent été tranchés le 16 février 1782 !

Le vainqueur de Sontay et de Fou-Tchéou a-t-il bien lui-même donné toute sa mesure et le sort, en prolongeant sa vie, ne lui eût-il pas réservé de nouveaux et de plus éclatans triomphes ? Ces triomphes, nous n’aurions pas eu assurément l’imprudence d’en appeler de nos vœux l’occasion ; nous les aurions, l’occasion survenant, attendus de l’incontestable habileté et de la persévérante valeur d’un officier qui n’est arrivé aux suprêmes honneurs qu’à travers des labeurs outrés. Ce qu’il nous faut aujourd’hui souhaiter à notre pays, si nous avons jamais à combattre d’autres ennemis que les habitans du Céleste-Empire, ce sont des Courbet et des Bruat dans la force de l’âge et dans la plénitude de leur santé : ce sont des amiraux aussi jeunes que l’étaient les maréchaux du premier empire. Où les prendrons-nous ? Les empereurs romains les auraient demandés à l’adoption : au fur et à mesure que l’empire s’étendait, ils multipliaient les Césars. Répondant à mes félicitations, l’amiral Courbet m’écrivait, le 1er mai 1884 : « Que ne m’a-t-on laissé terminer une expédition si bien commencée ! Je croyais bien avoir mérité cette faveur avant tout. » Mieux qu’un autre, peut-être, j’étais fait pour comprendre ces regrets : dans une autre entreprise je les avais éprouvés. Il y a là pourtant une question des plus délicates, car elle touche au fond de nos institutions militaires. Le commandement des deux armes peut-il être longtemps, quand l’expédition se développe, concentré dans les mêmes mains ? La chose n’a jamais soulevé d’objections pour Constance Chlore, pour Maximien, pour Galère ; elle en rencontrerait inévitablement, s’il s’agissait d’un simple général d’infanterie ou d’un officier de marine. Il faudra bien cependant qu’on avise. La marine va infailliblement, comme je ne cesse de l’annoncer depuis quinze ans, « rentrer dans le jeu des armées. » Aux campagnes qu’elle prépare, campagnes qui pourraient bien être plus sérieuses que celles de la Tunisie et du Tonkin, vous ne songerez assurément pas à refuser l’unité de commandement : à quelle phase de l’expédition cette unité devra-t-elle se briser ? L’armée, qui se sera ouvert sur l’océan un passage de vive force, demandera-t-elle, une fois débarquée, à changer de chef ? Le vainqueur de Lépante abdiquera-t-il sur les côtes du Péloponèse ? Le métier de la guerre, avec les modifications que le progrès des temps lui a fait subir, comporte difficilement les