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de Louis XIV dans la résidence royale de Fontainebleau : « En pensant ce matin aux affaires de marine, je vous avoue, mon fils, que j’ai fait réflexion à une chose qui me fait de la peine. Vous savez que Ruyter s’en va dans la Méditerranée. Il aura 22 vaisseaux hollandais et 14 espagnols et 19 galères sous son commandement. Si M. le duc de Vivonne est obligé de demeurer à terre pour y commander l’armée, ainsi qu’il y a beaucoup d’apparence, l’armée navale du roi, vaisseaux et galères, sera commandée par le sieur Duquesne et c’est ce qui me met en peine. Je sais bien que les 30 vaisseaux du roi sont mieux équipés, mieux armés et mieux commandés que ceux de Hollande ; que les équipages des vaisseaux du roi sont plus forts et composés de meilleurs hommes et plus braves ; que les vaisseaux espagnols sont mal armés, mal équipés, en un mot, que les 30 vaisseaux, 10 brûlots et 24 galères du roi doivent naturellement battre tout ce qui peut se présenter dans la Méditerranée, mais je vous avoue que la tête et le cœur du commandant me donnent de l’inquiétude. » On sait comment Duquesne répondit à ces appréhensions. « Tout ce que vous avez fait, lui écrit, le 27 février 1676, Colbert subitement transformé, est si glorieux ; vous avez donné des marques si avantageuses de votre valeur, de votre capacité et de votre expérience consommée dans le métier de la mer qu’il ne se peut rien ajouter à la gloire que vous avez conquise. Sa Majesté a enfin eu la satisfaction de voir remporter une victoire contre les Hollandais, qui ont été jusqu’à présent presque toujours supérieurs sur mer à ceux qu’ils ont combattus. » Si un coup soudain eût enlevé Duquesne avant le combat de Stromboli, la France eût-elle jamais soupçonné quel héros elle perdait, et le premier jugement de Colbert, exhumé de nos archives, ne serait-il pas devenu le jugement définitif de l’histoire ? Ad augusta per augusta : tel est le chemin qui conduisit de tout temps à la gloire.

Duquesne n’est pas le seul amiral qui ait couru le risque d’être méconnu. Vous ne devineriez jamais, j’en suis sûr, le nom du commandant dont on ose écrire : « qu’il vient d’attaquer, avec 12 vaisseaux très bien armés et de grosses frégates, 9 vaisseaux anglais, que, voyant le lendemain son convoi dispersé et pris, les grands succès, dont il s’était flatté, évanouis, sa réputation perdue, il ne songe qu’à faire retomber la faute d’un si gros échec sur les autres[1] ? » Ce chef qu’un esprit de critique, trop fréquent dans nos rangs, voue ainsi à l’oubli et à la retraite, n’est autre que le plus illustre de nos hommes de mer : c’est celui que, quelques mois plus tard, la flotte, l’armée et l’Inde appelleront le grand

  1. Lettre du chevalier Ruyter Warfusée, commandant la Pourvoyeuse, à son frère. — Ile de France, 8 juillet 1782.